Œuvre de Damien Chazelle, musicien raté qui s'est inspiré de sa propre expérience, Whiplash prend la forme d’un récit autobiographique fait d’amour de la musique et du jazz et d’une réflexion psychologique sur la relation d’un élève et de l’autorité incarnée par un professeur écrit comme le sergent instructeur de Full Metal Jacket, c'est-à-dire la confrontation de l’innocence naïve et d’une brutalité outrancière virant à l’absurde.
Il faut bien juger de là où on se trouve. Création flamboyante et électrique, expérience sensorielle intense, sombre et désespérante comme une sorte de rave party dans le fion de Satan, c'est-à-dire aussi quelque part assez drôle, prestations virtuoses (qui vaudront l’oscar à J.K. Simmons qui est fantasmagorique) et en trois mots un gros kiffe, Whiplash est aussi une histoire d’éducation. Et du cinéma qui parle d’éducation, ça tombe bien et c’est forcément pour nous aujourd’hui et en France un peu plus que tout ça. Film profondément réactionnaire et mélancolique, qui témoigne en loucedé d’un mépris poli et certain de la démagogie, du respect de la sensibilité des jeunes en tant que projet pédagogique, et plus simplement de la politesse supposée de tous envers chacun et notamment des maîtres envers leurs élèves, au terme d’une démonstration presque scientifique qui nous laisse confus mais unanimes devant le résultat, on est emportés comme dans un mouvement de recul auquel il est difficile de résister. A l’époque de l’enfant roi, des bons sentiments érigés en lois, de la dictature du politiquement correct, Whiplash vient toucher quelque chose d’essentiel en employant les grands moyens (extravagance de la méchanceté et de ce qu’elle insinue) pour tenter de remettre certaines idées en place.
A travers ce qui prend aussi la forme d’un hommage touchant à la figure du Prof, le film tente d'expliquer, en luttant comme il peut contre l’idéologie de la tolérance, du relativisme et de l’égalitarisme, qu’un maître n’est pas l’égal de son élève et qu’à la hauteur de son pouvoir de domination peut correspondre la qualité et l’importance de son apprentissage. Tout ne se vaut pas, tout le monde ne mérite pas une médaille, et celui qui prétend à l’absolu (être Charlie Parker) n’a pas le temps de se soucier d’être sympa ou de s’offusquer que les autres ne le soient pas. En donnant une réponse assez claire sur le plan moral, Chazelle insiste sur la relation intime entre violence et progrès, souffrance intime et succès existentiel et artistique, impolitesse inadmissible et vérité universelle. La démonstration va tellement loin qu’elle tournerait presque à l’exercice de style, mais jamais elle ne perd sa cohérence. L’expression « dépassement de soi » est explorée sous tous ses aspects. L'élève est constamment en sueur et en sang, rejette les autres (dépassant certaines aspirations pour en laisser d’autres apparaître), et poursuit son œuvre comme une sorte de chevalier solitaire sur les traces du Destin, thème central qui unit les deux personnages.
Plutôt que d’opposer les gentils et les méchants (notions absentes du film quand on regarde de près), le film oppose des personnages habités par l’idée et le sentiment de Destin, et les autres. Un écrivain raté qui a abandonné pour se dévouer à sa famille, une fille qui ne sait pas quoi faire de sa vie, et nos héros qui poursuivent quelque chose d'abstrait et d’absolu, une vision mystique qui tient beaucoup à une conception délirante du temps. Une conscience accrue de l’Histoire (de multiples références au passé et l’image du Grand Homme à travers Charlie Parker) qui devient une obsession du travail à accomplir, du lendemain qui chante, en ignorant tout ce qui relève de la vulgarité de l’instant, c'est-à-dire la souffrance, l’humiliation et les relations humaines, ignorées ou bafouées, pour ne laisser place qu’à la pureté d’une partition et le respect précis de la mesure. Un caractère paradoxal à cette posture est bien sur évoqué : c’est à la fois une force de création et de destruction, une volonté et un abandon, une force vitale invincible et un fardeau pathologique. Mais l’auteur a la bonne idée de prendre parti pour ses personnages et d’éviter le syndrome du « oui et non », du « ça dépend ». L’avocat des élèves n’a aucune importance, les voix dissonantes de l’entourage n’ont aucun poids, et il ne reste à la fin pour nous qu’une impression de sublime, c’est à dire l’accès à l’intemporel face auquel le reste est dérisoire. L'élève évoque cette idée en affirmant fermement viser le destin tragique de son héros, mort à l’âge du Christ dans un bain d’alcool et d’héroïne, mais remémoré, plutôt que de mourir vieux, riche et heureux dans son coin. Le professeur, ayant entrepris de dévouer son existence par tous les moyens à révéler au monde le prochain Louis Armstrong, poursuit lui son destin en interférant brutalement avec celui de ses élèves. Ainsi rassemblés dans un même mouvement, une même ambition, une même folie, une violence réciproque faîte d’harcèlements et de destructions, l'entretien de la souffrance comme puissance de création, les deux personnages s'élèvent et accomplissent un ouvrage important.
Il y a comme un assemblage d’idées transgressives du point de vue de l’idéologie pépère-libertaire qui nous gouverne depuis le siècle passé, une réaction au constat désespéré d’un monde amorphe dans lequel la médiocrité et notamment la musique de merde règne sans partage et dans lequel il est compliqué de ne jamais contempler avec nostalgie le passé quand on s’intéresse à l’art, et en dévoilant des symptômes précis. Par l’esquisse d’une fresque qui dévoile une force et une beauté étrangement inquiétantes, apparaît par contraste, en contre-point, une certaine décrépitude de la réalité. On peut par ailleurs noter avec ironie que le film lui-même est un symptôme, produit de cet univers contemporain, dans lequel se pratique une violence mondialisée à très grande échelle au nom du bien et de l’éducation, au sein duquel l’individualisme est devenu la valeur de toutes les valeurs, qu’embrassent jusqu’à l’étouffement et jusqu’au point de non retour les héros qui partagent une même exaltation frénétique de l’ego et une indifférence de tous et de tout en dehors de leur travail et de l’art. Le discours moral est cela dit implacable puisqu'à travers cette solitude et le piétinement des autres, la volonté des musiciens en dernière instance s’apparente réellement à l’intérêt universel. Ils défendent le vrai et le beau au nom du bien et n’ont d’autres soucis. Le sang et les larmes non seulement ne peuvent prétendre entraver ce mouvement, mais ils en constituent l’essence organique. Reste certes, donc, pour les plus taquins la proposition d’une analyse puissante dont les contours sont larges et flous, mais tout cela rapidement évoqué, la musique c’est fondamentalement le repos du concept, et il y a dans le film à la fois tout ça mais aussi rien d’autre qu’une batterie et des variations de tempo, des répliques délicieuses et une dimension impressionniste qui vient souffler sur toutes ces questions pour ne laisser apparaître finalement qu’un élan simple et essentiel comme un grand morceau de jazz.
19 novembre 1957 Cher Monsieur Germain, J'ai laissé s'éteindre un peu le bruit qui m'a entouré tous ces jours-ci avant de venir vous parler un peu de tout mon cœur. On vient de me faire un bien trop grand honneur, que je n'ai ni recherché ni sollicité. Mais quand j'ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j'étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. Je ne me fais pas un monde de cette sorte d'honneur mais celui-là est du moins une occasion pour vous dire ce que vous avez été, et êtes toujours pour moi, et pour vous assurer que vos efforts, votre travail et le cœur généreux que vous y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers qui, malgré l'âge, n'a pas cessé d'être votre reconnaissant élève. Je vous embrasse, de toutes mes forces. Albert Camus