Sur
la base du réquisitoire émis par le juge Nisman quelques jours
avant qu'il ne soit retrouvé baignant dans son sang dans sa salle de
bain, le parquet fédéral argentin a lancé hier midi une procédure
pénale contre la Présidente Cristina de Kirchner et plusieurs
membres de son gouvernement, dont le ministre des affaires
étrangères, Héctor Timerman.
A
la Casa Rosada, on parle de coup d'Etat judiciaire dans la mesure où
la magistrature est en majorité très hostile à Cristina, qui a
voulu faire évoluer le fonctionnement de la Justice pour la rendre
plus démocratique, y compris dans son recrutement, et où les faits
illégaux qui sont invoqués pour justifier l'enquête à son
encontre ne sont pas avérés. Or en droit, on ne peut pas poursuivre
une personne en l'absence de fait avéré de caractère
répréhensible. Ici, on accuse la présidente d'avoir signé un
accord bilatéral avec l'Iran, accord ratifié comme le veut la
Constitution par un vote du Congrès (qui est donc l'expression du
peuple souverain), sous prétexte qu'il cacherait une tentative, qui
de toute façon n'a abouti à rien, de soustraire à la justice
argentine des citoyens iraniens soupçonnés d'avoir commis
l'attentat contre l'AMIA en 1994 (85 morts à Buenos Aires et 300
blessés, dont plusieurs sont handicapés à vie). L'accord aurait
accompagnés de clauses secrètes, qui ne sont pas produites par
l'accusation et qui auraient prévu une sorte de troc du pétrole
iranien contre du grain argentin, échange dont il n'existe pour le
moment aucune espèce de preuve qu'il ait jamais eu lieu (1).
L'accusation repose en outre sur des conversations supposées entre
la présidente et un officier du renseignement argentin qui aurait
lui-même téléphoné à des personnes qui auraient averti les
suspects qui se sont mis à l'abri. Or l'ordre de capture
internationale émis contre eux par l'Argentine est toujours en
vigueur et Interpol reste chargée de procéder à l'arrestation dès
que celle-ci sera possible.
En
droit, il semble donc bien inexplicable qu'on lance ainsi une enquête
contre un chef d'Etat en exercice et démocratiquement élu pour des
faits qui n'ont pas eu lieu, qui ne peuvent donc pas être démontrés
et dont l'intention non suivie d'exécution, si elle a existé, n'est
pas répréhensible (et ne peut pas l'être en tout état de cause
puisque que dans un Etat de droit, seule l'exécution d'un acte
illégal peut donner lieu à condamnation, laquelle peut être plus
sévère si l'accusation prouve qu'il a été commis à dessein et
non par accident – mais l'intention en elle-même ne constitue pas
un délit).
L'Argentine
est en campagne électorale. Cristina de Kirchner ne peut pas se
représenter alors pourquoi s'en prendre à elle de manière aussi
légère ? Parce que son successeur probable, Daniel Scioli,
semble avoir quelques chances d'être élu si en effet il se
présente ? Peut-être mais c'est pousser le bouchon bien loin.
Scioli était le vice-président de Néstor Kirchner, en 2006,
lorsque celui-ci a pris acte des résultats de l'enquête diligentée
par Nisman, qui désignait le hezbollah et l'Iran comme
commanditaires de l'attentat. Beaucoup de politologues distingués du
monde industrialisé, notamment certains Français, s'étaient alors
gaussés de ce chef d'Etat qu'avec leur morgue habituelle ils
méprisaient (2) en le traitant de paranoïaque grandiloquent (3).
Plus tard, l'accord avec l'Iran a été signé dans l'espoir de
solder ce compte, non pas pour laisser échapper les suspects mais
pour que la République islamique puisse au contraire accepter de les
livrer, comme le fit Khadafi avec les terroristes libyens recherchés
par la Grande-Bretagne. Le fait que l'Iran n'ait pas répondu comme
la Libye ne peut en aucun cas, en soi, être imputé au gouvernement
argentin !
Autrement
dit, il ne s'est rien passé [de répréhensible] et c'est pourquoi
la Présidente doit passer en jugement. Une histoire de fou.
Avant-hier,
l'ex-épouse de Nisman avait pris la parole au Congrès lors d'une
conférence de presse de parlementaires d'opposition et elle a
demandé à ces mêmes élus, parmi lesquels elle se tenait pourtant
et qui l'avaient invitée à prendre la parole, et aux médias (de
l'opposition eux aussi) de cesser de politiser l'affaire. Elle-même
magistrat, elle constate, un mois après la mort du père de ses
enfants, que la politisation outrancière du dossier a déjà
beaucoup nui à l'enquête, qu'elle a brouillé les pistes et que le
secret nécessaire à l'instruction a été violé sur des points
d'une gravité insigne (au risque que les criminels, s'il y en a, se
mettent à couvert ou préparent des alibis en béton sachant ce que
savent les enquêteurs). Mais elle a protesté en pure perte, puisque
le jeu pervers continue encore aujourd'hui avec Clarín, La Nación
et La Prensa, qui font état de nouvelles découvertes d'indices hier
dans l'appartement du juge (fouillé une nouvelle fois quatre
semaines après les faits)...
Avant-hier
encore, les services de communication de l'AMIA ont diffusé par mail
une pétition réclamant l'exclusion de Héctor Timerman de
l'institution, alors même qu'il est préjugé innoncent puisqu'il
n'est pas jugé (4). Certes en Argentine, l'ensemble des institutions
juives se sont toujours montrées hostiles au gouvernement des
Kirchner en particulier (sauf en 2006, cherchez l'erreur !) et à
la gauche en général. Depuis la Guerre des Six Jours, elles
s'inscrivent dans une droite libérale assez dure, très proche des
Etats-Unis qui soutiennent Israël, dans toutes les configurations
géopolitiques possibles et imaginables.
Dans
son interview à La Nación, en décembre dernier, le Pape François
avait demandé qu'on laisse le gouvernement sortant terminer son
mandat dans la paix civile et que les élections se passent dans un
climat serein. Le moins qu'on puisse dire est qu'il n'a guère été
écouté !
Aujourd'hui,
tous les journaux développent ces informations sur plusieurs pages.
Je me contenterai de vous renvoyer aux articles principaux :
lire
l'article de Página/12 (qui soutient le gouvernement)
lire
l'article de Clarín
lire
l'article de La Nación
lire
l'article de La Prensa
En
Uruguay, on peut lire l'article de La República pour avoir un regard
extérieur au Cône Bleu.
Pour
éclairer le propos, le lecteur pourra revenir sur deux analyses
juridiques publiées en janvier par Página/12 et dont j'ai fait état
sur ma page Facebook : l'une, le 22 janvier, est dressée par
Raúl Zaffaroni, ex-membre de la Cour Suprême qui se lance à partir
de la rentrée comme avocat pénaliste occasionnel, l'autre, le 25
janvier, a été établie par le juriste Julio Maïer. Ils font tous
les deux la même analyse technique du réquisitoire écrit par
Nisman : il ne repose sur le fruit de l'imagination du magistrat
et par ailleurs sur rien de tangible (5).
L'acharnement
du parquet est tel qu'un autre magistrat vient de déclencher une
autre procédure pénale contre trois ministres fédéraux pour la
mort par dénutrition d'un enfant dans la Province du Chaco, au
nord-ouest du pays. L'accusation porte sur un homicide commis par
omission. L'enfant était atteint de malnutrition et de tuberculose.
Il était traité à l'hôpital (public) qui l'a renvoyé chez lui
(sans doute quand il n'y avait plus d'espoir). Il est décédé au
début janvier. Il avait sept ans. En quoi un ministre, qui plus est
fédéral, peut être tenu pour responsable par omission d'un pareil
drame ? L'un des ministres inculpés, Alicia Kirchner, ministre des Affaires sociales, n'est autre que la
belle-sœur de la Présidente, la sœur de Néstor Kirchner et la
plainte, qui a donné lieu à cette procédure, a été déposée par
un militant du Frente Renovador, le parti d'opposition dirigé par
Sergio Massa, dont je vous ai déjà parlé à plusieurs reprises
dans ces colonnes, notamment pour son attaque récente contre les ONG
des droits de l'homme dont il souhaite suspendre l'action s'il est
élu président.
Sur
cette inculpation absurde, lire l'article de La Prensa.
(1)
Le gouvernement a d'ailleurs publié des chiffres qui montrent que
les échanges commerciaux avec l'Iran sont presque inexistants et il
a expliqué que l'Argentine ne peut pas acheter du pétrole à l'Iran
parce qu'elle ne dispose pas de la bonne infrastructure technologique
pour le raffiner.
(2)
C'est comme dans Les Lettres Persanes de Montesquieu : comment
peut-on être argentin ! Et si en plus on est péroniste,
laissez-moi rire... Et ces intellectuels de plateau télé prétendent
nous aider à comprendre un monde qu'ils tiennent en si piètre
estime...
(3)
Pourquoi le hezbollah s'en prendrait-il, n'est-ce pas, à un pays
autre que les nôtres. Les seuls assez importants pour mériter
d'être pris pour cibles sans doute. Heureusement, l'élection du
Pape a mis un frein à l'arrogant caquet de ces glorieux imbéciles.
(4)
L'AMIA est une mutuelle d'assurance tous risques qui rassemble la
communauté juive argentine en même temps qu'une institution
représentative équivalente aux consistoires établis par Napoléon
en Europe. Elle exerce certains pouvoirs de type rabbinique très
importants pour la vie des pratiquants : la gestion des
cimetières juifs, celle des mariages religieux entre juifs et
non-juifs ou des critères qui rendent délibérément impossible en
Argentine la conversion au judaïsme, pour des raisons uniques au
monde liées à un scandale de traite des Blanches dans les années
1930 impliquant de faux rabbins, une fausse synagogue, de faux
mariages religieux et de très réelles et très nombreuses
prostituées que des proxénètes déguisés en marieurs allaient
chercher en Pologne. Un scandale dont la communauté croyante semble
ne s'être jamais remise.
(5)
Aujourd'hui, selon certains analystes argentins, le juge Nisman
aurait été manipulé par deux officiers des renseignements
argentins qui échappaient totalement au contrôle de leur hiérarchie
et trempaient depuis plusieurs années dans des affaires louches très
lucratives. Il est un fait que quelques jours après la découverte
du corps du juge, assassiné ou suicidé, la Présidente a dissous
les services secrets (qui avaient un ADN assez contestable, cet
organisme ayant été fondé par et pour la CIA en pleine guerre
froide) et décidé de le remplacer par un organisme plus conforme à
un Etat de droit (le projet de loi a été envoyé au congrès dans
des délais record). De là à penser qu'il s'agit d'un coup fourré
de quelques barbouzes pour court-circuiter le gouvernement et
l'empêcher de dissoudre le SI (Servicio de Inteligencia) ou
l'inverse...