L'élection du Grand Rabbin de France - Etat des lieux

Publié le 28 mai 2008 par Frison
Le 22 juin prochain aura lieu l'élection du Grand-Rabbin de France.
Deux prétendants qui se sont déjà opposés en 1994. A ma gauche Joseph Haïm Sitruk, titulaire du poste sortant, déjà 3 mandats de 7 ans à son actif puisqu'il a accédé à la fonction en 1987. A ma droite Gilles Bernheim, déjà candidat en 1994, mais plus que décidé à mener une campagne active avec le soutien de plusieurs personnalités de la communauté.
En réalité, cette élection est bien plus qu'une opposition entre deux rabbins. C'est une vision complètement différente du judaïsme français et de la communauté juive de France qui est en jeu. Ce billet se veut une contribution modeste visant à éclairer un débat pas toujours bien mis en lumière par les instances communautaires ou par la presse juive (Actualité Juive encaisse les pubs pleine page chaque semaine mais est d’une prudence hallucinante sur ce sujet brûlant).

Le Grand-Rabbin Sitruk: un bilan reconnu
Honneur au sortant, commençons par le Grand Rabbin Sitruk. Personnage très charismatique, il faut se souvenir de la façon avec laquelle il accéda au poste en 1987. S'étant présenté à l'époque contre le Grand-Rabbin sortant R-S.Sirat, il s'agissait déjà d'une opposition de style. Le Grand-Rabbin Sirat était une figure respectée dans le monde intellectuel, pour sa connaissance du judaïsme tant au niveau traditionnel qu'académique, pour ses positions souvent nuancées et subtiles sur des sujets très divers. Mais il lui manquait l'essentiel à l'époque: des résultats. Il lui manquait une grande réussite de terrain montrant qu'il était capable de faire changer les choses dans la communauté et que le poste de Grand-Rabbin de France pouvait être autre chose qu'une simple charge honorifique.
"Jo" Sitruk, lui, arrivait tout auréolé de ses passages à Strasbourg en tant que rabbin de la jeunesse, mais surtout de Marseille, où il a littéralement réveillé la communauté juive locale. Lorsque je parle de "réveil", c'est de façon très concrète qu'il se quantifie: création d'écoles, création de synagogues, de cercles d'étude, multiplication des restaurants et commerces casher et renouveau identitaire très puissant. Bien entendu, l'époque s'y prêtait et le Grand-Rabbin Sitruk n'en est pas le seul responsable, mais il faut bien reconnaître que c'est sous son leadership que la communauté de Marseille a pris son envol. L'idée des grands électeurs du Consistoire Central en 1987 c'était de vérifier si un tel potentiel pouvait s'exprimer sur la France entière.
D'une certaine façon, cela a été le cas. De 1987 à aujourd'hui, les synagogues se sont remplies à nouveau, les restaurants casher ont atteint une quantité inespérée et de plus en plus de juifs ont retrouvé le chemin d'une judéité parfois perdue. Quelle a été l'influence du Grand-Rabbin Sitruk dans ce "revival" ? L'organisation de grandes manifestations comme le Yom Hatorah, ses talents oratoires largement diffusés ou sa grande capacité à se mouvoir aisément dans les milieux politiques et communautaires ont certainement été des éléments décisifs dans ce que l'on peut appeler objectivement un succès du Grand rabbinat.
Il faut également rappeler le lien très fort qu'a pu créer le Grand-Rabbin avec certains fidèles de la communauté ou même à l'extérieur de celle-ci. Son attaque cérébrale en 2001 a donné lieu à des marques d'attachement très fortes qui ont bien illustré que le Grand-Rabbin est plus qu'un personnage publique, c'est une véritable référence (voire une icône) pour de nombreux juifs qui ont pu redécouvrir leur judaïsme grâce à son militantisme. Et puis bien sûr, le personnage en lui-même est très attachant: le langage est clair, souvent teinté de beaucoup d'humour, de références toujours bien placées à l'auditoire auquel il s'exprime, avec une vraie sincérité, etc...
Un exemple ?
En 1997, la synagogue de Buffault a été complètement rénovée pour ses 120 ans et pour l'occasion, le Grand-Rabbin Sitruk a fait un discours pour la réinauguration de la synagogue. Il faut savoir que les administrateurs de Buffault (toujours en haut-de-forme dans les grandes occasions) sont très très fiers de leur communauté. Ils la considèrent comme la plus belle, la plus riche et la plus originale de Paris. C'est, me direz-vous le cas de beaucoup de communautés, mais à Buffault, c'est très exacerbé. Le Rav Sitruk le sait. Et voilà que lors de son discours, il dit:

"Mes chers amis, vous connaissez tous ce Midrach. Lorsque Dieu dit à Avraham que le peuple qui descendra de lui sera aussi nombreux que les étoiles dans le ciel, Avraham leva les yeux vers celui-ci. Et puis il vit la multitude d'étoiles au-dessus de lui. Mais une étoile, parmi toutes, brillait plus que toutes les autres réunies. Avraham demanda:
- Dieu, quelle est cette étoile au milieu des autres qui brille de mille feux ?
- Avraham, cette étoile, c'est une étoile qui s'appelle Buffault et qui brillera pendant plus de 120 ans au sein de ton peuple et l'éclairera de sa beauté !"

Croyez-le ou non, mais tous les administrateurs ont fait un grand sourire béat et ont certainement cru dur comme fer que Dieu avait vraiment dit ça à Avraham avinou. Démagogie ? Certainement en partie. Toujours est-il que le message a fait mouche. Le relationnel exceptionnel du Grand-Rabbin Sitruk lui a en effet toujours permis d’avoir de très bonnes relations avec ses électeurs (rabbins, présidents de communautés) en ayant toujours à cœur de leur accorder du Kavod (de l’honneur) et de l’attention. Kavod mérité ou pas c’est autre chose, disons que la base électorale est solide.

Des aspects problématiques

Il ne faudrait cependant pas occulter certains aspects plus troubles et largement passés sous silence des différents mandats du Grand-Rabbin Sitruk.
D'abord, sa distance avec les institutions officielles et en particulier celle qui l'élit et lui donne ce statut de Grand-Rabbin de France: le Consistoire. Institution peut-être datée et à bout de souffle, mais que le Grand-Rabbin n'a jamais vraiment aidé durant ses mandats.
Un exemple parmi d'autres: le Grand-Rabbin de France habite Neuilly. Il fréquente d'abord la communauté consistoriale de Neuilly, mais au bout de quelques années, monte une structure "personnalisée", plus conforme à ses vues halakhiques et idéologiques. A la limite, pourquoi pas si cette structure avait été intégrée au sein du Consistoire afin de solidifier celui-ci dans une ville extrêmement prometteuse en terme de développement communautaire.
Sauf que le Centre Alef, puisque c'est de lui qu'il s'agit, est une institution complètement indépendante de toute structure communautaire historique. Or, il s'agit d'un succès: après la synagogue et le centre d'études, on a vu apparaître un Collel (lieu d'études pour hommes mariés), un séminaire pour femmes, une école maternelle, puis une école primaire, un organisme de vacances (Alef Loisirs), etc, etc...

Dirigé d'une main de maître par le Rav Ariel Gay, gendre du Rav Sitruk, ce Centre est objectivement une grande réussite de l'Ouest parisien. Mais comment comprendre, alors que ce centre s'est monté sur le nom et le statut du Rav Sitruk et que l'argent a afflué du fait de sa présence, que cet organisme reste en dehors de l'employeur officiel du Rav Sitruk, c'est-à-dire le Consistoire Central ? Si encore les cadres enseignants provenaient de l’Ecole Rabbinique, organisme directement rattaché au Consistoire, on pourrait à la limite comprendre. Mais ce n’est pas le cas.
Pour prendre une métaphore entrepreneuriale, je doute que Renault-Nissan apprécierait beaucoup que Carlos Ghosn aille faire une pige pour aider Volkswagen à augmenter ses ventes. On objectera que les situations ne sont pas comparables car l'essentiel est le bien-être de la communauté ? On aurait tort de le penser: l'argent qui est allé à Alef n'est pas allé ailleurs et le temps que le Rav Sitruk a passé pour Alef, il ne l'a pas passé au service du développement des communautés du Consistoire. Le Consistoire est un modèle dépassé ? Il fallait donc essayer de lutter pour le changer de l'intérieur plutôt que de créer un modèle séparatiste qui a des conséquences majeures sur l'orientation de la communauté.
L'autre reproche que l'on fait parfois abusivement au Rav Sitruk, c'est son "intégrisme" ou son "communautarisme". C'est plus complexe que cela. Il est complètement idiot voire aberrant de reprocher son "intégrisme" à un rabbin qui encourage ses ouailles à se rapprocher de la Thora ou à accomplir les Mitzvots. C'est pourtant cet écho qu'on entend de certains milieux qui regrettent l'époque où l'israélisme français se conjuguait avec un respect plus que partiel voire détaché des grandes pratiques du judaïsme.
En revanche, ce qu'il est possible de reprocher au Rav Sitruk, c'est sa vision du judaïsme français. Ou plutôt d'absence de vision du judaïsme proprement français. Conséquence directe de la mondialisation et des progrès technologiques, la communication entre la France et Israël n'a jamais été aussi simple et facile. C'est vrai aussi pour le monde religieux et halakhique. Le Rav Sitruk a une véritable admiration pour le monde lituanien de Bné-Brak et a souvent tendance à considérer celui-ci comme un absolu en terme de vie juive. D'où ses références systématiques à des maîtres de Bné-Brak pour des situations extrêmement diverses et sans prendre en compte la spécificité de la vie juive en France. Ceci a eu des effets extrêmement pervers sur le développement de la communauté juive de France:
- Le retour des Juifs à la pratique religieuse s'est fait sur un modèle "Harédi" lituanien, considéré comme LE modèle de retour au judaïsme
- Contrairement aux Etats-Unis ou à Israël, l'émergence d'un courant modern-orthodox a été bloquée. Il n'y a pas de disciple en France du Rav J.D. Soloveïtchik ou de la Yeshiva University, c’est-à-dire d’un courant qui sait allier l’étude des textes, la pratique rigoureuse des Mitsvots, l’ouverture aux sciences et cultures profanes ainsi qu’une vie en prise directe avec les problématiques actuelles de la Cité
- En réaction, et en l'absence de ce mouvement, les milieux cultivés et de plus en plus intéressés par le judaïsme, sa culture et son enseignement se sont tournés vers les communautés libérales ou conservative (massorti), propices à un essai de synthèse avec le monde occidental actuel mais en rupture partielle ou complète avec la Halakha, socle pourtant indispensable à une vie juive authentique.
Ce qui, pour un rabbin qui prône le respect de la Tradition est un échec patent, d'autant que c'est à partir de ces populations riches culturellement que peut jaillir une véritable pensée juive enrichissante, qui parle à un juif français du XXIème siècle et qui dynamise l’état spirituel d’une communauté.
Il n'y a plus aujourd'hui de Lévinas, d'André Neher ou de Manitou qui puisse alimenter le débat et proposer à la fois une manière de penser le judaïsme du XXIème siècle intégré dans un monde en perpetuel évolution, le respect des Mitzvot, ainsi que l’étude des textes dans ce qu’ils ont de plus éclairant.
Cet aspect de « Haredisation » est visible et le Rav Sitruk ne se cache pas de suivre ce modèle. Pourtant, certaines de ses décisions qui pourraient être mal accueillis par le public français sont rarement rendues publiques afin de conserver le capital sympathie dont dispose le Grand-Rabbin.
Un exemple parmi d’autres : dans beaucoup de communautés françaises, deux prières spécifiques sont récitées lors de l’office du samedi matin. L’une pour bénir l’Etat d’Israël. L’autre pour les soldats de Tsahal. Leur rédaction fait directement référence à l’Etat d’Israël (Medinat Israël), à l’aspect quasi-messianique de l’existence de cet Etat (Reshit Tsmihat Geoulatenou : le début de notre délivrance), à l’armée de défense d’Israël en tant qu’armée de l’Etat (Tsva Haguana leIsraël), etc… Bref, il s’agit de textes reconnus par le Grand-Rabbinat d’Israël et notamment par la mouvance sioniste-religieuse que les francophones connaissent bien par le biais des œuvres de Manitou ou du site Internet Cheela.
En tant que disciple des maîtres de Bné-Brak, le Grand-Rabbin Sitruk ne lit pas ces textes. En effet, ils donnent une importance théologique importante à l’Etat d’Israël, ce que les Harédim ont toujours refusé, bien que siégeant systématiquement à la Knesset (qu’ils considèrent comme un syndic d’immeuble…). Comprenant bien que cette situation n’est pas tenable pour les Juifs de France compte tenu de leur attachement fervent à Israël, le Rav Sitruk a rédigé un texte spécial, qui permet de citer la terre d’Israël, ses habitants et ceux qui risquent leur vie pour protéger les Juifs vivant en Israël, mais sans référence directe à l’Etat ni à Tsahal. Texte qu’il a bien sûr pris la précaution de faire valider par les décisionnaires Harédi israéliens. Pourtant, à ma connaissance, le Rav Sitruk n’a pas largement diffusé son texte. Il ne s’est pas spécialement battu pour ses convictions profondes. Il a peut-être eu raison d’écrire un nouveau texte. Mais il n’en fait pas un cheval de bataille alors qu’on touche au fondement de la signification spirituelle de l’Etat d’Israël.
C’est peut-être simplement la preuve que l’homme est un fin politique.
Autre élément problématique : en quoi le Grand-Rabbin Sitruk a donné une vision spirituelle des grandes questions auxquelles le monde juif est confronté ? Quelle est son analyse personnelle de grands textes de la tradition ? Ses cours hebdomadaires, toujours vifs, intéressants et variés ne démontrent pas une vision personnelle. Ce sont essentiellement des agrégats de commentaires existants sans prise de position personnelle et sans Hidouch (nouveauté dans l’interprétation) majeur.

Lorsqu’on se penche sur les publications du Grand-Rabbin de France lors de ses 21 dernières années, outre des préfaces et des œuvres collectives, on trouve deux livres (« Chemin Faisant » et « Rien ne vaut la vie ») qui sont essentiellement des retours très intéressants et riches d’enseignement sur la vie du Rav Sitruk, mais avec peu de travail sur le texte. Or, il me semble qu’un Grand-Rabbin de France est aussi quelqu’un capable de diffuser et d’expliquer largement en quoi la tradition juive et rabbinique est capable de parler à un juif vivant en France en 2008. Et de le faire autour d’un travail de recherche et d’analyse personnelle.
Enfin, si l’on se concentre sur la campagne proprement dite, celle que mène actuellement le Grand-Rabbin Sitruk est plutôt étrange. Lorsqu’on se promène sur son site de campagne, on est frappé de constater que :
- l’argumentaire en faveur d’une réélection est principalement ciblé sur le passé (« j’ai tant fait pour cette communauté »), sur du sentimental (« je vous aime trop pour vous laisser ») et très peu sur un programme précis
- les visuels utilisés dans la presse papier laissent parfois perplexes. Dans l’un d’entre eux, on voit le Grand-Rabbin entouré de nombreux enfants avec ce slogan « La Thora pour vos enfants ». Si l’on prend la peine de regarder plus attentivement, on se rend compte de plusieurs choses. D’abord que la photo a été prise au Centre Alef. Décidément, on n’en sort pas. Ensuite que lesdits enfants ne sont en fait que des….garçons. Serait-ce à dire que les filles n’auraient pas le droit à la Thora ? En tous cas, on ne les voit pas sur la photo. Enfin, qu’on ne comprend pas bien ce que le Grand-Rabbin veut faire pour la jeunesse. Il a placé son dernier mandat sous le signe de la jeunesse. A part le développement de l’école du Centre Alef, qu’a-t-il fait pour elle ? Qu’a-t-il fait par exemple pour le plus important mouvement de jeunesse juif français dont il est lui-même issu et à qui il doit tant (notamment sa femme), j’ai nommé les EEIF ? Réponse : à part un message enregistré pour le 80ème anniversaire en 2003, strictement rien.
- Qu’est-ce que cette mystérieuse « Fête de l’Unité » organisée le 15 juin au Zénith ? Doit-on penser, comme on l’entend parmi certains partisans du Grand-Rabbin, que le seul fait que Gilles Bernheim se présente à l’élection est potentiellement un risque de division de la communauté juive ?
Bref, on est perplexe, voire déçu, de constater que la campagne de Rav Sitruk n’est pas une campagne de projet, mais plutôt une demande de plébiscite basée sur l’attachement réel de la communauté envers son principal leader spirituel. Serait-il si certain de gagner pour ne pas daigner entrer dans l’arène du débat ? Réponse le 22 juin.


Le Grand-Rabbin Bernheim: un challenger
En attendant, son rival actuel, le Grand-Rabbin Bernheim déploie des moyens jusque là inconnus pour présenter son projet : pubs régulières dans ActuJ, site Internet léché, appel à soutien de personnalités de la communauté, etc…
Son programme, plutôt détaillé, est comme une critique en creux de l’action du Grand-Rabbin Sitruk depuis 21 ans :
- Pas de création d’institution en dehors du Consistoire Central (référence pseudo-cachée au Centre Alef)
- La référence directe à l’Etat d’Israël (les pubs du Rav Sitruk ne mentionnent que « les communautés d’Israël » et jamais l’Etat)
- La volonté d’être beaucoup plus à l’écoute des différentes sensibilités du judaïsme
- Une action en faveur de la jeunesse juive (référence à l’absence d’initiatives du Rav Sitruk envers les mouvements de jeunesse)
- Une véritable action autour de la Shoah et de son enseignement (les prises de position du Rav Sitruk ayant parfois assimilé la Shoah à une forme de punition divine)
- Etc, etc…
Bref, le Grand-Rabbin Bernheim opte volontiers pour une campagne de challenger, qui détaille son programme, ses envies, en couvrant un maximum de sujets intéressant la communauté juive actuelle. Cela lui est indispensable car il part avec plusieurs handicaps.
D’abord, sa connaissance du réseau des Présidents de communauté et des rabbins (qui sont rappelons-le les principaux votants à l’élection) est beaucoup moins affinée que celles du Rav Sitruk. Beaucoup sont redevables à celui-ci et pourraient hésiter à « trahir » un candidat qui joue beaucoup sur la fibre affective dans sa campagne.

Ensuite, son positionnement communautaire. Très apprécié des CSP+ pour son ouverture aux grands problèmes de la cité (abordés notamment dans son livre Un Rabbin dans la Cité), pour son enseignement souvent profond mais toujours fondé sur les principaux textes de la tradition (Talmud, mais aussi commentateurs hassidiques comme Rabbi Tzadok Hacohen de Lublin, dans son très beau livre Le Souci des Autres), le Grand-Rabbin Bernheim n’a pas de connexions étroites avec les milieux haredi d’Israël et fait rarement référence aux maîtres considérés comme les Grands de notre génération (Guedolei Hador) : Rav Eliachiv, Rav Auerbach, Rav Ovadia Yossef, etc…
Malgré un respect personnel de la halakha strict, le Grand-Rabbin Bernheim n’est pas considéré comme un maître de la Halakha, ce qui pour le corps rabbinique peut s’avérer compliqué. Entendons-nous bien, je ne pense pas qu’il y ait de différences majeures entre le Rav Sitruk et le Rav Bernheim (tiens ça sonne moins bien, preuve du positionnement différent) sur leur maîtrise de la halakha. Mais le Rav Sitruk a toujours donné des signes d’attachement profond aux grands décisionnaires halakhiques (quoique pour le Rav Ovadia Yossef, ce ne soit pas si clair). Pour Gilles Bernheim, c’est moins clair. D’où son insistance actuelle et je pense sincère dans sa volonté de marquer que la Halakha « stricte » est aussi son territoire.

Plus un aspect nouveau et particulièrement intéressant qui est sa volonté de sortir des responsa halakhiques destinées aux Juifs de France. Ceci est un point fondamental. Il y a bien sûr des Halakhot universelles. Le jeûne à Kippour s’applique évidemment à tous les Juifs du monde quel que soit le contexte. Mais certaines décisions sont relatives à un contexte et à un moment particulier. Les Juifs de France doivent pouvoir compter sur un décisionnaire qui prenne en compte la situation spécifique des Juifs de France. La Halakha s’est toujours constituée comme cela. Ce n’est que récemment avec le développement des nouvelles technologies qu’il est possible de prendre en France pour argent comptant une décision prise par un décisionnaire de Bné-Brak. Quelques exemples parmi d’autres :
- a-t-on le droit d’aller à l’école publique sans kippa ?
- peut-on accepter des femmes dans les conseils d’administration des consistoires régionaux et nationaux ?
- qui peut-on accepter comme témoins lors de mariages célébrés à la synagogue ?
- Y a-t-il des halakhot spécifiques s’appliquant aux homosexuels ?
- etc, etc…
Bien sûr un Beth-Din existe en France. Mais il faut qu’il soit plus visible et que ses décisions soient largement diffusées. C’est apparemment la volonté du candidat Bernheim.
Un autre de ses handicaps tient à la comparaison en matière d’action avec le Grand-Rabbin Sitruk. Certains ont voté en 2007 pour Sarkozy avant tout parce qu’ils le considéraient comme un professionnel et surtout parce qu’on serait certain qu’il agirait. Le Grand-Rabbin Sitruk a battu le Grand-Rabbin Sirat parce qu’il était auréolé de son action conséquente à Marseille. Et il a depuis prouvé que l’action était une qualité qui ne l’avait pas quitté : organisation des Yom HaThora, multiples déplacements et relations, création et développement de centres d’étude, etc… Bref, il agit.
Dans le cas du Grand Rabbin Bernheim, c’est beaucoup moins clair. Autant son verbe est profond et apprécié, autant on a du mal à identifier précisément ce qu’à accompli le Grand-Rabbin Bernheim dans ses fonctions actuelles de Directeur du département Thora et Société du Consistoire, comme de Grand-Rabbin de la Victoire. Des publications certes très intéressantes voire fondamentales pour exprimer une vision. Mais quoi de concret ? Est-ce que la fréquentation de La Victoire a augmenté ? Est-ce que les activités proposées sont en plein développement ? Peut-être y a-t-il des choses qui se sont traitées dans l’intimité mais qu’on ne peut pas communiquer ?
En tous cas, pèse sur la candidature du Grand Rabbin Bernheim cette interrogation majeure sur sa capacité à faire et à décliner de façon opérationnelle tous les axes stratégiques forts pertinents de sa campagne.
Pour finir ce billet déjà très long, il ne faut pas occulter la question de la longévité du poste. 21 ans au même poste, n’est-ce pas déjà trop ? Est-on vraiment capable de se renouveler à une même fonction après 21 ans d’activité ? Le Grand-Rabbin Sitruk semble lui-même répondre que non: le programme est minimaliste et plutôt fondé sur des slogans et l’argument principal de sa reconduction serait le lien indéfectible qui se serait créé entre lui et la communauté.
Or, cette même communauté ne va pas bien. Elle est fortement polarisée, toujours en proie à l’assimilation, l’éducation juive en école juive est très largement perfectible (c’est un euphémisme) et l’adéquation d’une tradition juive authentique avec le monde occidental du XXIème siècle en pleine transformation n’est pas encore faite, la preuve en est le faible niveau de production intellectuelle des élites juives du pays. Autant de sujets où les positions de Gilles Bernheim sont peut-être plus affutées que celles de Joseph Sitruk.
L’élection du 22 juin ne donnera pas toutes les clés pour répondre à ces questions, mais elle sera un vrai choix entre deux visions très différentes du futur de la communauté juive française.
Il y aurait encore énormément de choses à dire sur cette élection. D’ici au 22 juin, peut-être d’autres billets sur ce sujet…mais seulement s’il passionne les foules. Est-ce le cas ?