Vendredi 13 février 2015 : Pourquoi ça m'est venu cette aprèm ? Peut-être parce qu'il y a urgence. Urgence des dires et des savoirs quand les parents sont vieux, très vieux. Trop tard "après". J'ai profité d'une ballade en bagnole - obligatoire car c'était pour l'emmener chez l'ophtalmo - pour lui demander un truc qui me turlupinait depuis que je suis môme. Ces tatouages qu'il porte incrustés sur les épaules, qu'est-ce que c'est ? Ça date de quand ? Pourquoi il a des tatoos alors que pour les mecs de sa génération y'avait que les taulards, bagnards ou légionnaires qui en arboraient ?
On s'est jamais trop causé avec mon vieux, mais ça je l'ai déjà dit sur ce blogue et je ne veux pas m'étendre. Ce papier n'est pas fait pour ça. Ce papier c'est ces tatoos qui m'intriguent...
Au début, c'était vers Castel-Sarrazin, il a pas moufté, il a fait semblant de pas m'avoir entendu. J'ai insisté vers Pomarez, "Qu'est-ce que c'est ces tatouages sur tes épaules papa, tu peux m'en parler ? Tu veux bien m'en parler ?" Mutisme. Vers Clermont, il m'a dit en grommelant qu'il ne s'en souvenait pas, qu'il ne se souvenait de rien.
-Ah, bon, tu ne te souviens pas quand, pourquoi et par qui ces tatouages ? Je te comprends, c'est sûrement trop vieux... Normal que tu t'en souviennes plus...
Dans "la descente du radar d'Estibeaux" il m'a dit : " Si, je m'en souviens, c'était à Marrakech en 41/42, juste avant qu'on nous envoie pour le grand bordel". Le grand bordel c'est quand sa division de tabors et de goumiers, son 4ème Régiment de Spahis Marocains est parti pour les débarquements de Corse, de Provence, d'Italie, vers les flancs diaboliquement rouge-sang du Monte Cassino...
C'est sorti de sa bouche, de son coeur, de son corps et de ses tripes comme lave de volcan. Le flot de paroles était brûlant, intarissable. Sur le parking du toubib il jactait encore et il m'a dit qu'il me dirait encore au retour.
Ils étaient si jeunes et ils avaient la trouille, on leur avait dit que ça allait pas "tarder" pour eux. Le 4ème RSM était paré, en ordre de marche, en route vers la gloire et vers l'enfer.
Il y avait un trompette à cheval dans le régiment de spahis marocains de mon dabe. Un garçon beaucoup plus âgé qu'eux, engagé comme eux, mais qui avait de la bouteille, qu'avait été militaire dans le Rif, plein de trucs encore. c'était un grand gars bien gentil me disait mon père, bordel, quand il me parlait dans la bagnole, je jetais un regard en coin dans sa direction, et j'avais l'impression qu'il "voyait" son pote. Son pote s'appelait Bruno, c'était le plus fameux trompette à cheval du régiment. Beau comme un dieu, il aurait pu tourner dans un film "à la Gabin, à la Gary Cooper".
Bruno soufflait dans sa trompette, son cheval pur sang arabe zaïn s'envolait et le régiment marchait, semblant se dérouler comme une grande eau ouvrant le sable. Bruno c'était un peu Moïse ouvrant les eaux... J'imagine. En plus de savoir jouer de son biniou en cuivre, d'être un cavalier émérite, le Bruno était un artiste incomparable. C'était le tatoueur du régiment. Du reste, son corps entier du cou aux talons était tatoué. Mon père les "voyaient encore", d'extraordinaires tatouages. Des paysages et des personnages polynésiens en particulier fascinaient mon père. C'est donc lui qui tatoua les épaules de mon paternel : Une fenêtre "mauresque" s'ouvrant sur une oasis parce qu'on était à Marrakech et un serpent parce que ça lui plaisait. Il adorait les serpents le trompette Bruno.
Mon père acquiesça sans avoir son mot à dire, mais il fut content du résultat. Sur le chemin du retour il me dit d'une voix atone que c'est lui qui ramassa, vers Castelforte à deux pas de Cassino, le seul morceau reconnaissable de Bruno, un bout de peau d'épaule sur lequel il y avait les nichons d'une vahiné. Le GMC qui le transportait avec une douzaine de soldats et des munitions avait reçu par le travers le pruneau d'un char Tigre. Un obus de 88 à moins de 500 mètres me disait mon père, il ne pouvait que rester des miettes des copains.
Mon père m'a même dit avant le retour à Amou que son pote avait un nom alsacien / allemand. Il s'appelait Bruno Chlin quelque chose me disait mon père... Mon sang et ma cervelle n'ont alors fait qu'un tour quand il m'eût dit ça car j'ai immédiatement pensé au Bruno Schleinstein d'Herzog, dit Bruno S. Cet hommage de Werner Herzog pour Bruno S. : "Dans tous mes films et avec tous les grands acteurs avec qui j'ai travaillé, il était le meilleur. Il n'y a personne qui vient avant lui. Je veux dire dans son humanité et la profondeur de sa performance, il n'y a personne comme lui. "
J'sais pas pourquoi j'ai pensé si fortement à Bruno S. mais il m'a semblé qu'il y avait du cousinage entre ces deux Bruno.
Quand je pense que mon père me disait au début "Circulez, y'a rien à voir", qu'il ne se souvenait de rien. L'enfoiré. Les parents c'est au forceps qu'il faut les faire accoucher parfois, pour qu'ils crachent les morceaux. Les bons et les mauvais, même les putrides, tous les morceaux quoi. Ça nous concerne merde. Ça nous concerne souvent... C'est pas mon histoire mais je peux voir la fantasia de Bruno sur son pur sang-arabe zaïn, je peux voir le reste de sa peau et de son épaule, les incroyables nichons de cette vahiné des mers du Sud...
Je "sais" maintenant les tatouages de mon père qui m'impressionnèrent tant quand j'étais moutard.