Bernard Rajon, maréchal des logis,
Tenait garnison au Mans
Il y menait joyeuse vie
Et, par conséquent,
Avait grand besoin d'argent.
Ayant obtenu huit jours de permission,
Il alla les passer à Avallon
Chez sa sœur Mme Marie de Ferrand.
De tous ses parents, sa sœur était
La seule qu'il n'avait pas encore tapée.
Son beau-frère Guy
L'accueillit et lui dit :
-" Vous allez bien ? " -" Pas mal,
Comme vous voyez. Et vous ? "
-" Assez bien, merci beaucoup.
C'est très aimable
De venir nous voir. " -" Oh ! J'y songeais
Depuis longtemps. -" Je sais, je sais,
N'importe, c'est très gentil. "
-" Et comment va Marie ? "
-" Très bien. Vous la verrez tout à l'heure. "
-" Où est-elle ? " -" Chez nos amis Vaucouleur. "
De retour une heure plus tard,
Marie tendait sans empressement
Sa joue pâle à son frère Bernard :
-" Tu es ici depuis longtemps ? "
-" Non. "
-" Si tu veux, passons au salon...
J'en ai appris de belles sur ton compte. "
-" Quoi donc ? "
-" Il parait que tu te grises, que tu fais la fête
Et que tu croules sous le poids des dettes. "
-" Moi ? " -" Oh ! Ne nie pas, je le sais. "
-" Justement, je voulais te demander
Si tu pouvais me prêter... "
-" Non. Et ne m'en parle plus jamais.
Ceci dit, tu es libre comme l'air
Jusqu'au diner. Hélas, je ne puis
Te tenir compagnie
Car j'ai beaucoup à faire. "
Alors Rajon alla faire un tour en ville
Il regarda les modestes maisons,
Les boutiques vides, les rares passants...
Et regretta de ne croiser aucune fille !
Il rentra en pensant :
'' Pas gai, Avallon, pas folichon.''
Il se jeta sur son lit
Et peu après,
Marie vint l'appeler :
" Le diner est servi. "
Il descendit. Il s'assit,
Sa sœur et son mari
Firent un signe de croix sur leur estomac.
Et la bonne apporta
Trois petits morceaux de porc très gras
Nageant dans une sorte de bouillie.
Soudain Marie demanda
À son mari : -" Ce soir, tu vas chez les Malory ?"
Rajon comprit qu'il allait passer
La soirée en tête à tête avec sa sœur.
Il ne s'en sentit pas d'humeur
Et prétexta qu'il devait faire régulariser
Sa permission à la gendarmerie.
Sur sa route, il trouva un triste café.
Il commanda un carafon d'eau de vie.
Après l'avoir sifflé,
Il cria : '' Christi, me v'là remonté ! ''
Il appela le garçon :
-" Dites, oùsqu'on Rigole à Avallon ? "
-" Je n' sais pas, mais m'sieu a l'air bien gai ! "
-" Va donc, moule, et les demoiselles ? "
-" Ah ! Les demoiselles ! "
-" Oui. Oùsqu'on en trouve ici ? "
Le garçon répondit :
-" Vous demandez oùsqu'y a une maison ? "
-" Mais oui, sacré nom de nom ! "
-" Vous prenez la deuxième rue à gauche
Et puis encore à gauche,
C'est au N° 15. "
Rajon sortit, se répétant :
'' À gauche,... à gauche, ...au 15 ''
Mais au bout d'un moment,
Il réfléchit : '' Deuxième à gauche,
Oui, mais en sortant du café,
Fallait-il tourner
À droite ou à gauche ?''
Et il marcha, tourna,
Chercha et trouva
Une maison aux volets clos.
Rajon pensa :
'' C'est ici.''
Il entra.
Une bonne se montra. Il lui dit :
-" Ces dames sont en haut ? "
-" Oui, monsieur. "
-" Au salon ? " -" Oui, monsieur. "
Il monta
Et aperçut quatre dames décolletées,
En robes longues, l'air guindé,
Assises sur des fauteuils de velours grenat.
Rajon les salua.
La plus âgée parut surprise mais s'inclina.
Le sous-officier s'assit
Mais sentant qu'il était mal accueilli,
Il songea que seuls les officiers
Devaient être admis dans ce meublé.
Il demanda :
-" Alors, ça va ? "
Une des dames lui répondit :
-" Très bien ! Merci. "
-" Ça rigole pas ici. Eh bien,
Je paie une bouteille de vin ! "
À cet instant,
Son beau-frère faisait son entrée
Rajon, tout joyeux, se mit à hurler :
-" V'là Ferrand !...V'là Ferrand !...
Ah ! Ah ! Farceur ! Farceur !...
Tu fais donc la fête, toi...Ah ! Le farceur !...
Et ma sœur,...tu la lâches, dis !... "
À ces mots, les dames se sauvaient.
Et tandis que deux messieurs arrivaient,
Tous deux décorés, tous deux en habit,
M. de Ferrand se précipita vers eux :
-" Oh ! Messieurs,
...Il est fou...il est fou...
On nous l'a envoyé en convalescence...
Vous voyez bien qu'il est fou. "
Rajon, comprenant qu'il avait commis
Une méprise immense,
Demanda : -" Où sommes-nous ici ? "
Ferrand, saisi de colère, s'est écrié :
-" Misérable...pauvre insensé...
Nous sommes...chez les Malory...,
Chez M. le Président de Malory. "