La prévention spécialisée est en danger

Publié le 13 février 2015 par Charlesf
Époque paradoxale que celle où, alors que nous observons et nous déplorons la montée des peurs, de l’intolérance et du repli, la montée des extrêmes, l’affaiblissement de l’État républicain, de ses institutions et des associations du vivre ensemble, (...) les difficultés s'accumulent pour ces hommes et ces femmes profondément soucieux de construire des liens de confiance et de restaurer la dignité et la solidarité - donc la cohésion sociale - de faire aimer la République...

Le CNLAPS, Comité National des Acteurs de la Prévention Spécialisée, constate depuis 2012 une amplification des alertes en provenance d’associations adhérentes. Diminution des budgets (jusqu’à 50% parfois), retraits du financement de Conseils généraux au motif qu’une commune du département n’apporte plus sa contribution financière, voire disparition programmée de cette mission de service public qu’est la prévention spécialisée. L’argument officiel est surtout financier et la méthode souvent brutale, avec des annonces sans concertation préalable et applicables dans des délais très courts (parfois seulement un mois), alors même que sont en jeu des contrats de travail et un public en difficulté.

Nous avons pris la décision de faire connaître largement ce contexte très préoccupant : mise en danger des associations – pourtant piliers reconnus de la démocratie – mise en danger de la jeunesse qu’accompagne la prévention spécialisée et mise en danger de l’emploi des salariés. Nous exerçons une mission de protection de l’enfance déléguée par les Conseils généraux, qui la réduisent sur un nombre important de territoires, la plupart du temps sans proposition alternative, ce qui manque pour le moins de cohérence au vu des difficultés rencontrées par la jeunesse des quartiers dits « populaires ».

Heureusement, d’autres Conseils généraux continuent de porter fortement la mission de prévention spécialisée, en lui désignant de réels interlocuteurs, en signant des conventions qu’ils respectent, et en octroyant des budgets constants voire – plus rarement – en augmentation. Ceci illustre bien que la baisse de financements, voire la suppression d’équipes éducatives, n’est pas une fatalité en ces temps de crise, contrairement à ce que veulent faire croire certaines collectivités territoriales, auxquelles on pourrait d’ailleurs objecter que la prévention spécialisée est d’autant plus nécessaire que la crise est forte. Présente sur les territoires, où ses équipes sont toujours acceptées et souvent bienvenues, elle s’attache à prévenir ou à limiter les dégâts sociaux tant collectifs qu’individuels, à l’échelle du quartier, des jeunes, et des familles.

Nous traversons un moment paradoxal puisque ces baisses de financement sur une dizaine de départements coexistent avec la volonté chaque jour davantage affirmée d’impulser des actions de développement social, d’impliquer le travail social dans des actions collectives et communautaires qui renforcent le pouvoir d’agir des populations marginalisées, et de mettre en œuvre des réponses innovantes en matière de prévention. Récemment, la stratégie nationale de prévention de la délinquance, la nouvelle politique de la ville, la politique de lutte contre le décrochage scolaire, pour ne citer qu’elles, ont mis largement en avant la prévention spécialisée, au titre de sa capacité à faciliter la continuité et la cohérence des parcours éducatifs, la rencontre avec les publics marginalisés et le développement de leur pouvoir d’agir, ce qui permet de lutter contre l’assistanat. Nous constatons ainsi un intérêt croissant de la part des ministères et de certaines missions parlementaires pour l’approche globale et créative de la prévention spécialisée, et sa connaissance et sa compréhension fine des difficultés et des aspirations de la jeunesse et des territoires en grande difficulté.

La prévention spécialisée est, dans le cadre de la Protection de l’Enfance, la seule forme d’action éducative en milieu ouvert sans mandat nominatif : à ce titre, elle peut se déployer dans des espaces et des moments où les autres intervenants sont moins présents. Elle remplit ainsi un rôle spécifique dans la structuration de l’action sociale. Les éducateurs mettent non seulement en œuvre un travail d'appui à la construction de "sujets", mais aussi un tissage au quotidien de liens sociaux grâce à l’immersion dans le milieu, au travail aux côtés des jeunes et de leur famille, à l’aide au développement du pouvoir d’agir.

Elle est à même, en lien avec les autres acteurs des Politiques Jeunesse (école, éducation populaire, emploi, santé,…), d’entrer en contact à la fois avec une jeunesse parfois donnée pour « perdue » et les habitants de ses territoires d’intervention. Avec ceux-ci et ceux-là, elle travaille à rendre l’espace des quartiers et de la cité plus solidaire, donc moins inquiétant pour chacun. Elle contribue à apaiser les tensions et à éveiller les consciences, le respect de la singularité de chaque personne, en refusant toutes les formes d’amalgame et de confusion qui dresseraient les uns contre les autres. Lorsqu’elle est associée à la co-construction des parcours des jeunes avec ses partenaires (MECS, Insertion par l’activité économique, travailleurs sociaux en milieu pénitentiaire,…), elle contribue à des sorties positives de ces dispositifs.

En revanche, la réduire, voire la faire disparaître, reviendrait à renforcer les risques d’aggravation et de non-couverture de besoins sociaux et de clivages voire de fractures dans le lien social au sein des quartiers fragiles. En effet, l’intervention de ces équipes en amont, auprès des jeunes et de leurs familles, prévient nombre de ruptures familiales et de placements, de problèmes de santé (conduites à risques, conduites addictives,...), ou encore de situations de chômage et de délinquance lorsque les jeunes manquent de repères et d’encadrement dans leur environnement.

Époque paradoxale en effet que celle où, alors que nous observons et nous déplorons la montée des peurs, de l’intolérance et du repli, la montée des extrêmes, l’affaiblissement de l’État républicain, de ses institutions et des associations du vivre ensemble, nous assistons à la disparition d’équipes de Prévention Spécialisée, ces hommes et ces femmes profondément soucieux de construire des liens de confiance et de restaurer la dignité et la solidarité - donc la cohésion sociale - de faire aimer la République.

Paradoxe, où, dans un même mouvement, nous entendons une forte légitimation de notre intervention et où nous voyons un affaiblissement croissant de nos moyens sur un nombre de départements désormais conséquent.

Nous avons déjà montré que notre action est évaluable (dans le cadre de la loi 2002, entre autres). Nous nous attacherons à communiquer mieux encore sur les résultats de nos actions, à la fois dans le temps long des accompagnements éducatifs, mais aussi dans le temps court que nécessite la résolution de problèmes et de tensions au quotidien dans les quartiers où les éducateurs travaillent en immersion. Nous multiplierons nos propositions d’actions novatrices et nous renforcerons notre action éducative. Une société qui perd confiance dans sa jeunesse et qui semble de plus en plus dépassée face aux problématiques des jeunes et des territoires en difficulté, ne tourne-t-elle pas le dos à l’avenir ?

Nous ferons cela et mieux encore, mais nous le ferons sans beaucoup d’effet, si nous n’avons pas face à nous des décideurs qui soient rigoureux et bienveillants, respectueux de nos missions et prêts à en connaître les enjeux, les modalités et les résultats. C’est grâce à ce dialogue de qualité avec les responsables publics que l’action de la Prévention Spécialisée gagnera en efficience et en efficacité. C’est seulement ainsi que nous pourrons assurer à nos publics et à nos financeurs une intervention de qualité, sur la base d’un dialogue responsable avec les gestionnaires des fonds publics, comme cela se fait avec les nombreux Conseils généraux qui continuent de nous soutenir.

Aussi en appelons-nous aujourd’hui au sens des responsabilités de chacun, et attirons-nous l’attention des financeurs de la prévention spécialisée sur la signification politique et les conséquences de leurs décisions sur les territoires et pour nos concitoyens, sur la vie des cités et de leurs habitants. La Prévention spécialisée est une forme d'action publique d'une très grande pertinence par rapport aux défis d'aujourd'hui, et ses fondements, ses méthodes d’action répondent à la nécessité de la rénovation du travail social engagée par les États Généraux du Travail Social.

La Prévention spécialisée, en tous les cas, est non seulement prête à un dialogue, constructif et respectueux, mais l’appelle solennellement de tous ses vœux, pour apporter son concours au pacte républicain français, fondé sur la solidarité.
Les attentats terroristes des 7, 8, et 9 janvier ont mis en lumière de manière criante la feuille de route à suivre : éducation et accompagnement des jeunes les plus en difficulté, soutien à la parentalité, lien social entre les composantes de notre société, promotion de la citoyenneté, de l’envie et du pouvoir d’agir, et enfin co-construction des politiques publiques sur la base d’un diagnostic partagé débouchant sur une action locale concertée. Le défi est immense, mais la Prévention spécialisée, en lien avec son réseau partenarial diversifié (lui aussi malheureusement mis en difficulté), est centrale et sait contribuer à tout cela. Elle ne demande qu’à continuer à pouvoir le faire, pour que notre société reste debout et soit davantage unie. Mais elle ne pourra accomplir ce défi que si elle en a les moyens et si elle est soutenue politiquement à un niveau national et local.

Par Laurent MUCCHIELLI

Le CNLAPS