Jour 5
Je ne travaille pas aujourd’hui et j’ai le cafard. J’ai mal au cœur. Je n’arrive plus à survivre comme je le faisais avant. Mes problèmes d’argent me submergent et ma famille me tire vers le fond. Je me sens épuisée et sans force. Malgré cela, pour rien au monde, je ne manquerais mon rendez-vous quotidien avec l’inconnu du métro.
C’est pitoyable de se dire que la seule personne qui me rend la vie plus belle, est une personne que je ne connais pas, dont je ne sais rien même pas son prénom. Et pourtant, rien que sa présence me réconforte et m’apaise. Mais je sais que tout cela ce n’existe que dans ma tête, que je ne fais que projeter sur lui des désirs, des envies qui n’existent pas.
Après, mon flagrant échec d’hier, je voulais me rattraper en allant lui parler mais elle est totalement perdue dans ses pensées et je pense qu’elle n’a même pas remarqué que je suis là. Je la sens brisée, triste. Que j’aimerais être celui qui la réconforte, qui lui susurre au creux de l’oreille les mots qui la calmeront. Que j’aimerais la protéger et lui dire que je pourrais peindre sa vie en rose. Que j’aimerais être son prince charmant, celui qui viendrait la sauver sur son fidèle destrier. Mais je me contente de la regarder de loin, n’osant m’approcher.
Alors que je suis en pleine réflexion, j’ai senti que quelqu’un m’épiait. Il me regarde. Nos regards se croisent pendant quelques secondes puis il tourne la tête. Un simple regard et plouf je me liquéfie. Oubliez, les soucis, oubliez mon chef obscène, oubliez ma famille de tarés. Que j’aimerais qu’il me prenne dans ses bras, qu’il me parle doucement comme à une enfant, qu’il me berce jusqu’à ce que je dorme profondément, paisiblement.
Jour 6
Ce soir, je vais lui parler, ce soir je vais lui parler, ce soir je vais lui parler. Peut-être que si je me le répète une bonne centaine de fois, j’arriverais à l’aborder. Mais qu’est-ce que je raconte ? Je suis un vrai idiot de chez idiot. Je me comporte comme un gamin de 15 ans et encore à 15 ans, ils sont plus dégourdis que moi. Je suis un adulte responsable de 25 ans et je vais me comporter comme tel. Et puis, il est évident que je lui plais non ? Enfin je crois. Je l’ai surprise à me regarder à la dérobée plusieurs fois, bon en fait une seule fois. Mais c’était une vraie fois, on s’est regardé au moins trois bonnes secondes ! De toute façon, elle ne va pas me manger. C’est une jeune femme douce et gentille. Mais si jamais elle parlait comme une poissonnière qui harangue la foule sur la place du marché ou si elle était sourde et muette comment je fais pour discuter avec elle ? Ca se trouve elle va me mettre un vent en se demandera « c’est qui ce boulet qui vient me draguer ? » Une si jolie fille doit se faire accoster tout le temps.
Bon, il ne faut pas que je me débine. Allez plus que quelques secondes et je serais sur le quai. Je respire à fond, je me détends. Elle ne va pas me manger. Je l’aperçois, je m’approche tout doucement mais elle est entrain de pleurer. Elle a l’air si malheureuse. Mon cœur se brise de la voir si triste et d’être si impuissant.
Je crois que notre première conversation ne va pas être pour ce soir mais demain promis je me rattrape avec une surprise, une surprise pour la faire sourire.
Voilà, ça y est. J’ai demandé une avance à mon patron. Et comme je le prévoyais, il m’a dit qu’il en était hors de question, qu’on allait pas remplir de la paperasse pour rien et que la comptable était assez débordée comme ça, que je pourrais bien attendre la semaine prochaine de recevoir mon salaire et bla bla bli et bla bla bla. C’est vrai que dans l’absolu je pourrais attendre, une semaine ce n’est rien mais en vérité, je n’ai plus rien à manger, plus un sous et je suis à découvert de 500 euros à cause de ma chère mère. Je suis si épuisée, si fatiguée de me battre contre des moulins à vent. Depuis que je suis sortie du boulot, je n’arrête pas de pleurer, je suis une vraie fontaine. J’ai hésité à venir à notre rendez-vous quotidien. Je n’ai pas vraiment envie qu’il me voit comme ça. Les yeux rouges, le mascara qui me fait des yeux de koala et le nez qui coule. Mais tant pis, j’ai besoin de le voir, de le savoir près de moi. Cela me donne du courage, me met un peu de baume au cœur.
Jour 7
Je suis de très bonne humeur aujourd’hui. Je me suis levé du bon pied. Il fait super beau, il y a un grand soleil de printemps qui brille sur la capitale, on sentirait presque l’été arriver. Mais si je suis d’aussi bonne humeur aujourd’hui c’est parce que je me suis enfin décidé à aller parler à la jeune fille aux yeux couleur de lune. Et j’ai aussi une surprise pour elle. Je vais lui acheter un bouquet de rose rouge. Je sais que c’est hyper classique comme cadeau et qu’on a déjà fait plus original. Mais je suis certain que ça va lui plaire. Elle sera d’autant plus surprise que j’ai pris le métro une station avant. Elle va se demander où je suis et quand le métro arrivera et que je sortirais sur le quai avec mon bouquet, elle va me tomber dans les bras et nous nous embrasserons passionnément. Enfin dans mon rêve ça se déroule comme ça.
J’ai crié, je suis débattue de toutes mes forces et j’ai réussi à me sortir de son étreinte et à m’enfuir. J’ai claqué la porte violemment, j’ai pris mes affaires et suis partie en courant vers la bouche de métro. Je le vois encore s’approcher vers moi, je sens encore son souffle chaud et son haleine pleine de tabac froid et de whisky bon marché, je le sens encore me plaquer contre son bureau à essayer de dégrafer mon chemisier d’une main tandis que l’autre tient mes poignets au dessus dans mon dos. Je sens sa langue visqueuse baver sur mon cou. Je le sens encore entrain de me forcer à écarter les jambes. Je le vois me faire tout ça comme si j’avais quitté mon corps et que je me regardais vu d’en haut. Mais je me suis ressaisie et je l’ai frappé, je l’ai frappé très fort là où ça fait mal. Et je ne me suis pas retournée. Depuis, je me repasse la scène en boucle dans ma tête. Je l’entends me demander d’être sage et gentille avec lui, puis me traiter de tous les noms comme si ça l’excitait. Je n’arrive pas à chasser ces images, à ne plus entendre sa voix. Je suis sur le quai et j’ai du mal à garder contenance. Pourvu qu’il soit là, le garçon aux couleurs de l’automne. Peut-être arrivera-t-il à me rattraper avant que je ne tombe.
Je suis un peu en retard sur l’horaire habituel mais j’espère qu’elle m’attend encore. Le fleuriste était bondé et j’ai dû patienter au moins vingt bonnes minutes avant d’être servi. J’ai enfin réussi à prendre le métro mais avec un bon quart d’heure de retard. Pourtant je sûr qu’elle sera là, à sa place habituelle. Plus que quelques secondes et je serais fixé. Je prie pour qu’elle soit là sinon je vais avoir l’air d’un con à mon taf avec un bouquet de roses.
Ca fait quinze minutes que je l’attends, il ne viendra plus. Lui aussi m’a abandonné. Il m’abandonne quand j’en ai le plus besoin. J’aurais dû m’en douter. Ne jamais faire confiance aux autres et encore moins aux hommes. Quelle idiote j’ai été de croire que je lui plaisais, quelle idiote j’ai été de croire qu’il pourrait m’aimer. Finalement, j’ai bien fait de ne pas aller lui parler avant, j’aurais été déçue de toute façon. Le métro arrive, tant pis.
Je me suis mis dans la première rame pour être sûr de pouvoir voir tout le quai. On sort enfin du tunnel. Je la vois.
Je ne sais pas ce qui me prend mais quand le métro arrive, je me lève et je me mets à courir. A courir sans réfléchir.
Mais qu’est-ce qu’elle fait ? Pourquoi court-elle ?
Je cours à toute allure comme si c’était la seule solution, la seule chose à faire.
J’entends le conducteur actionner les freins d’urgence mais il est déjà trop tard. J’entends un grand bruit puis plus rien. Des cris percent le silence pesant qui s’est aussitôt installé. J’ai lâché mon bouquet.