Avant la sortie très attendue de Réalité le 18 février prochain, avec au casting Alain Chabat, Jonathan Lambert ou encore Roxane Mesquida, CinéCinéphile vous propose une rétrospective quasi-intégrale du réalisateur-scénariste-monteur-directeur de photographie-compositeur-DJ français le plus imprévisible à ce jour: Quentin Dupieux. Âmes bornées et peu imaginatives, s’abstenir.
Il y a des réalisateurs qui maîtrisent l’art du grand spectacle et divertissent un public large à partir de quelque 300 millions de dollars. Nous ne citerons personne, n’est-ce pas, Gore Verbinski?
Il y a des réalisateurs sans âme, qui s’obstinent à faire du cinéma de commande pour prouver à la distribution qu’on peut compter sur eux s’ils ont besoin de trouver quelqu’un à la dernière minute et qui sait répondre à leurs exigences peu intéressantes pour un public en constante recherche de création et d’inventivité.
Il y a des réalisateurs indépendants, qui suivent plus ou moins une ligne narrative faite d’obstacles doucereux agrémentés de belles envolées poétiques parfois curieuses, parfois lourdes.
Et il y a des marginaux. Et un marginal qui est d’autant plus marginal vis-à-vis des autres marginaux. Un OVNI dans le paysage artistique international. Une menace aux codes qui forcent à la lassitude tant ils ont été usés jusqu’à la moelle. Chance ou pas, cette menace… est française. Nom complet: Dupieux, Quentin. Nom de code: Mr. Oizo. Accusé, montrez-vous.
Quentin Dupieux, né en 1974 à Paris, est avant tout un musicien. Il officie en tant que pilier de la, aujourd’hui légendaire,French Touchqui touche le monde depuis les années 90. Si les Daft Punk, Laurent Garnier ou encore Cassius travaillent leur son d’une manière minutieuse afin de réinventer l’électro, Mr. Oizo, lui, offre un style différent qu’il axe autour du « grand n’importe quoi ». Plus c’est difforme, plus c’est intéressant et intrigant. Dans un entretien accordé au magazineTsugien 2010, il avoua lui-même que les logiciels qu’il utilise génèrent des samples qu’il utilise très souvent de manière aléatoire, car il trouve que « il n’y a rien de plus beau dans l’art que de ne pas réfléchir ». Franchement, ça ne donne pas énormément envie dit comme ça. Pourtant, Mr. Oizo n’a de cesse l’envie de -déjà!- casser tous les codes musicaux et d’offrir une musique sans équivalent, parfois absurde, aux clips complètement déjantés qui ne laissent pas de marbre.
Le but de sa musique?
En sortir « l’inécoutable et l’envie de stopper la track ». Ses morceaux stimulent les sens, réveille la chair, déstabilise le cortex cérébral. Un beat en permanence inattendu, qui prend de nouvelles directives improbables aux moments où l’on ne s’y attend jamais. Chacune de ses tracks ne donne l’impression de ne pas avoir jamais de départ comme de fin, que ce n’est qu’une piste de l’instant. Une idée de passage et de vibration éphémère que l’on retrouvera dans tous ses films, sans exception, qui se contenteront de fragments de vie qui continuent dans l’imaginaire, après la projection. Un artiste à part naissait déjà.
Flat Beat, musique culte de Mr. Oizo, parue en 1999 à l’origine pour la pub Levi’s. Son alter ego présent dans le clip, « Flat Eric », naquit en même temps.
Aujourd’hui, Mr. Oizo a « composé » pas moins de cinq albums, si on lui retire les bandes originales de ses films, qu’il crée lui-même, et parfois avec l’aide de ses amis DJs.
Mais à l’aube du nouveau siècle, Mr. Oizo décide de s’envoler de ses propres ailes, et se mit à la réalisation cinématographique après avoir dirigé ses propres clips et ceux de quelques-uns de ses proches associés (on pense notamment à Sébastien Tellier ou Laurent Garnier). En effet, c’est lorsqu’il trouva à 12 ans une caméra qu’il décide de tourner quelques courts-métrages déjà bien barrés selon ses dires. Son premier court reconnu, Nonfilm, parait en 2001. Mettant en scène la crème de la scène électro montante -toujours Tellier mais également Vincent Belorgey, plus connu sous le nom de Kavinsky-, il façonne un essai qui témoigne de son envie de déconnecter sa propre réalité du réel qui lui est inaliénable.
Difficilement résumable en quelques lignes, son petit (non)film s’axe sur une mise en abyme extrême d’un tournage qui dégénère. Dupieux brouille les codes de l’art pour en sortir une sorte d’objet bizarre, complètement irrévérencieuse et hors de tous les sentiers battus du 7e Art. Sa caméra embarquée n’a de cesse de questionner le spectateur sur les paroles qu’il entende, car elles lui semblent insensées de bout en bout vis-à-vis de ce qu’il observe visuellement. Il se demande également quand le film se stoppe ou se relance pour y trouver de nouvelles idées. Finalement, sa musique génère un but équivalent à son premier film: il « torture » autrui en lui proposant ce qu’il n’admettrait jamais autre part dans une comédie. Dupieux s’affirme d’ores et déjà comme un réalisateur insolite, qui sait ce qu’il veut et comment il fonctionne, c’est-à-dire: toujours là où on ne l’attend pas.
Six ans après, le réalisateur revient à la charge, en passant directement par la case « grosse distribution », avec Steak, soit l’histoire d’un groupe de jeunes qui font de la chirurgie esthétique pour se faire accepter. Plus qu’une simple comédie absurde, ce film est un pamphlet ricanant d’un monde parallèle inconsciemment hanté par sa propre bêtise. Au casting, on y retrouve ses vieux copains que sont Kavinsky et Sébastien Tellier, mais également le jeune DJ Sébastien Akchoté (alias SebastiAn), l’humoriste Jonathan Lambert et en tête d’affiche le duo Eric & Ramzy. Bien sûr, le film est inégal sur quelques points: quelques moments décalés ne fonctionnent pas comme ils devraient être et la prétention prend parfois le dessus sur l’audace (en témoigne la scène de voiture, basée sur un seul plan qui met Eric Judor au premier plan, qui après avoir installé un malaise intéressant frôle l’immondice et le dilettantisme abject), mais on est face à un vrai moment de comédie absolument inédite, qui ne cesse de se réinventer dans sa mise en scène délirante et imprévisible. On parle d’un nouveau Orange Mécanique, mais bien qu’il n’est pas possible de comparer la réalisation de Kubrick à celle de Dupieux, le côté « génération abrutie par l’innovation et la décadence » des thèmes peut s’avérer être proche entre les deux longs-métrages. Phil Collins doit savoir de quoi je parle.
Mais l’inconvénient majeur de l’échec critique et public du film est sa distribution qui se veut ouvert à tous les publics, sans pour autant culpabiliser la boite. Le distributeur de l’époque avait clairement annoncé sur l’affiche « Une nouvelle comédie (terme vague s’il en est, ndlr) avec Eric & Ramzy ». Soit, ils n’ont pas tellement tort, mais on est très, très loin de La Tour Montparnasse Infernale ou de Double Zéro, auxquels on peut faire un rapprochement évident par le biais de l’accroche présentée ci-dessus, qui eux aussi peuvent prêter à rire, mais qui ont un humour complètement différent de celui de Dupieux. Et c’est dommage de descendre, après visionnage, quelque chose que l’on ne comprend pas en tant que tel et que l’on souhaitait dans une autre veine.
Trois ans après la sortie de son film mal-aimé, Quentin Dupieux repart à la chasse au grand écran avec comme auparavant un Objet Cinématographique Non Identifié de grandes qualités si l’on s’en tient au premier degré,Rubber. Ce long-métrage narre l’histoire d’un pneu serial killer, télépathe, muet (il faut bien que ce pneu ait quelque chose de moralement normal, non?) et amoureux d’une jeune femme jouée par Roxane Mesquida, vue auparavant dansSheitande Kim Chapiron. C’est le premier film de sa trilogie faite avec des appareils photo 5D, qu’il fut l’un des premiers à utiliser dans le monde du cinéma. Bien sûr, l’idée d’axer 78 minutes sur une intrigue aussi étrange que celle-ci n’est pas de l’oeuvre d’un humain. Mais en quelque sorte, Dupieux semble enfin se déconnecter du monde réel, de créer une distorsion complète et de plonger une fois pour toutes le spectateur dons son monde étrange. Le comique de situation omniprésent dans le film est incongru et absolument génial, les techniques pour désamorcer les codes du film policier ou du film d’action sont tellement déjantées qu’elles mériteraient presque de l’admiration. De plus, faire ressenti des émotions au spectateur alors que le pneu est le seul qui en dégage est un pari très risqué, mais amplement réussi.
Mais il y a quelque chose qui chagrine dansRubber. Je pense que je ne parle que pour moi, mais ce film a un côté méprisant – donc méprisable – qui m’exaspère. En effet, on sent la haine de la mauvaise réception et de la distribution de son précédent long-métrage, qui coule dans les veines deRubber. Ainsi, la mise en abîme première du film (on y voit tout d’abord des spectateurs contempler les méfaits dudit pneu) semble être un moyen pour Dupieux d’y dégager aisément sa condescendance et son mépris envers ceux qui ont osé lui faire des procès d’intention. Or, il n’est pas forcément nécessaire d’appuyer autant sa haine contre le spectateur lambda qui ne comprend pas son ambition qui ne laisse de toute manière pas indifférente. Techniquement presque génial, mais moralement très douteux,Rubberest un film vraiment atypique, qu’il n’est pas impossible de détester.
Deux ans après, Quentin Dupieux revient sur nos écrans avec son film quasiment choralWrong, qui suit la quête d’un homme, Dolph, à la recherche de son chien Paul. Un homme, Maître Chang, serait impliqué dans cette curieuse affaire. En tissant des relations détraquées, mais totalement contraires à la norme, le cinéaste élève son cinéma au plus haut de l’absurde lors de fulgurances splendides. Plastiquement irréprochable et doté d’envolées poétiques très belles, il parvient à rendre ses personnages attachants, ce qu’il ne réussissait que très moyennement auparavant. Malgré quelques redondances dans un humour qui peine à se renouveler quelquefois (Dupieux se reposerait-il sur ses acquis de temps à autre?), il possède une troupe d’acteurs irrésistible et infaillible, prête à faire exploser la direction dans laquelle le film s’enfonce d’une seconde à l’autre afin de redistribuer les cartes et offrir une palette humoristique plus large. Mention spéciale à Eric Judor, de retour devant la caméra de Dupieux, qui n’a jamais été aussi drôle. Quasi sans-faute pour Quentin Dupieux, qui comme à son habitude, tient la main de son spectateur afin de l’apprivoiser, avant de l’abandonner en plein milieu de son délire d’une manière plus ou moins rapide selon ses films, pour le perdre dans son maelström scénaristique bordélique auquel il trouve une surprenante cohérence à un moment donné.
Son dernier film en date,Wrong Cops, est sorti l’année dernière. Au programme, des flics tous aussi crétins, arrogants, losers et anti-héros les uns que les autres autour d’une histoire qui met tous leurs petits trafics d’ordinaire interdits par la loi; mais également un montage narratif qui défie toute chronologie, des idées visuelles touchantes à l’immersion et l’envie d’être au plus proche des policiers tels un reportage d’investigation, des liens entre tous les films histoire de boucler la boucle et des acteurs récurrents prêts à tout pour entretenir le côté loufoque et barge de son réalisateur. Soit, ça tourne un peu en rond, ça ne raconte rien de spécial, mais il y a là un vrai travail sur les personnages, qui jouent de leurs relations pour progresser dans leurs arcs narratifs respectifs, que l’on adore détester du début à la fin.
Quelques caméos et clins d’œil par-ci par-là, un regard plus global, mais toujours aussi grinçant sur les domaines artistiques fermés dans leurs principes (qui passe nettement mieux que dansRubbermalgré une subtilité moins prononcée) font deWrong Copsun solide divertissement, un peu nombriliste, mais beaucoup plus accessible, gras, oscillant entre le malaise et l’humour simple, mais qui marche à tous les coups, toujours aussi drôle, et aux idées de dialogue et de situations venant encore une fois de nulle part. Une tout de même belle conclusion pour un début de filmographie, qu’on ne se lasse jamais de suivre.
Ainsi s’achève notre périple au sein de l’univers décalé et sans frontières de cet artiste aux multiples facettes et aux multiples métiers. Bien sûr, Réalité sort bientôt, et on attend (dans un maximum de salles, espérons-le) de la nouveauté et de l’agitation dans le monde merveilleux et cool de Mr. Oizo. Vite, vite, le 18 février!
En bonus, la musique qui clôture son dernier album éponyme, The Church, qui donne un certain regard sur le delirium auditif et visuel de Quentin Dupieux. Bonne écoute. Et vous avez intérêt à écouter, parce qu’on en a rien à foutre de votre professeur de karaté!