d'après LE TROU de Maupassant
Au tribunal, voici comment Léon Gatien
Raconta son crime :
-«C’est un malheur dont je fus la première victime
Et dont ma volonté n’est pour rien.
Je suis un honnête homme, m’sieu l’ Président,
Tapissier dans la même rue depuis seize ans,
Connu, aimé,
Considéré de tous.
Les dimanches, nous allons près de Chatou
Et nous pêchons
Toute la journée
Car nous aimons
La pêche à la ligne, oh, mais là !
Depuis quinze ans, nous l’aimons,
Comme les petits oignons !
C’est Mélie qui m’a donné cette passion-là,
Et même qu’elle y est plus emportée que moi,
Vu qu’en cette affaire, tout le mal vient d’elle.
J’ suis pas méchant pour deux sous, moi.
Mais, oh ! Là, là, Mélie, elle !
Ça n’a l’air de rien,
C’est petit, c’est maigre ; eh bien,
C’est plus malfaisant
Qu’une fouine ! Je ne nie pas
Qu’elle ait des qualités ; elle en a,
Et d’importantes pour un commerçant.
Mais son caractère, sainte Vierge !
Parlez-en à not’ concierge !
Voilà trois ans, j’avais découvert une place,
Mais une place !...
Que j’en étais le Christophe Colomb !
Oh !
Au moins huit pieds d’eau !
Un trou… une vraie niche à poissons,
Tout le monde dans le pays le savait.
Tout le monde, sans restriction,
Disait :
’’ Ça, c’est la place à Léon ’’
Et personne n’y serait venu,
Pas même M. Plumeau, qu’est connu,
Soit dit sans l’offenser,
Pour chiper la place des autres.
Dimanche dernier, j’ suis monté
Dans ma barque ’’ Le Bon Apôtre ’’
Avec Mélie. On a amorcé.
Et qu’est-ce qu’ j’ vois ?
Mon trou, il était pris.
Sapristi !
Ça n’ m’était pas arrivé,
Depuis dix ou onze mois.
’’ Nom d’un nom
De nom d’un nom !’’
Pi v’là qu’ ma femme tempêtait.
On a accosté. On a pris nos pliants.
On s’est approché du pêcheur :
Un petit maigre, en coutil blanc.
Sa dame, une grosse à l’air supérieur,
S’abritant du soleil sous un parapluie,
Trônait derrière lui.
Quand elle nous vit,
V’là qu’elle déblatère :
-’’ Y a donc pas d’aut’ place sur la rivière ? ’’
Mon épouse lui répondit :
-‘’Informez-vous dans l’ pays :
Vous occupez
Un endroit réservé.’’
’’ Tais-toi Mélie.
Laisse faire,
Que j’dis, laisse faire’’
Y avait pas cinq minutes qu’on était là,
Et v’là
Mon voleur de place qui ramène
Un ch’vesne.
Moi, le cœur me bat.
Et Mélie qui m’ dit :
’’ L’as-tu vu, c’ui-la ! ’’
Et le p’tit coutil
Qu’en prend trois autres, coup sur coup.
Je dev’nais fou.
Ma femme était en ébullition.
Elle me lançait : ’’ Ah ! Crois-tu
Qu’il te le vole, ton poisson ?
Misère ! Crois-tu ?
Et toi, tu ne prendras rien,
Rien de rien.’’
C’est à ce moment
Qu’arrivent de l’aut’ côté d’ la rivière
Nos deux témoins ici présents :
Messieurs Roman et Courbière.
Le p’tit coutil s’était r’mis à pêcher.
Il en prenait tant qu’ j’en tremblais
Et sa femme lui disait :
’’ La place est rudement bonne ;
Nous y reviendrons, Désiré !’’
Moi, j’ me sens un froid dans l’ dos.
Et Mme Gatien m’harcelait par ces mots :
’’ T’es pas un homme.
Dans les veines, t’as qu’ du sang d’ poulet.
V’là qu’ tu fuis maintenant
Et qu’ tu lui laisses l’emplacement !
Tiens, j’aime mieux m’en aller.’’
Là, j’ me suis senti touché.
Je n’ bronche pas c’pendant.
Mais l’autre, il lève un brochet.
Oh ! Jamais j’en ai vu d’ tel. Jamais !
Et r’voilà Mélie qui dit malicieusement :
’’ C’est ça qu’on peut appeler
Un poisson volé,
Vu qu’ici, c’est nous qu’ avons amorcé.’’
Alors la grosse au p’tit coutil a hurlé :
’’ C’est à nous qu’ vous en avez ? ’’
’’ J’en ai aux voleurs de poissons.’’
’’ Vous nous appelez voleurs de poissons ?
Puis la grosse tomba sur ma femme
À coups d’ canne.
Pan ! Pan !
Mélie en r’çut cinq. Mais elle rage
Et elle tape, Mélie, quand elle est rage !
Elle vous attrape la grosse, et v’lan ! v’lan !
Les gifles pleuvaient.
Alors le p’t’it coutil s’est levé.
I’ veut sauter sur Mélie.
Ah ! Mais non ! Pas de ça, l’ami.
Moi, j’ lui fiche un gnon dans l’estomac.
I’ lève les bras,
I’ lève une jambe…et tombe à l’eau,
Su’ l’ dos.
J’ l’aurais repêché, M’sieu l’ Président
Si j’avais eu le temps,
Mais la grosse tripotait de belle façon Mélie…
J’ sais bien qu’ j’aurais pas dû la s’couri’
Pendant qu’ l’aut’ buvait son coup
Mais j’ pensais pas
Qu’i’ se s’rait noyé dans c’ trou.
J’ me disais : ’’ Bah ! Ça l’ rafraîchira ! ‘’
J’ cours donc aux femmes pour les séparer
Et je r’çois gnons sur gnons !
Bref, i’ m’ fallut bien
Cinq minutes, p’t-être dix, pour les écarter
L’une de l’autre, ces deux crampons.
J’ me retourne : du p’tit coutil, pu rien.
L’eau était calme comme un lac. Et là-bas,
Mes témoins m’ criaient :
’’ Repêchez ce gars ! ’’
Mais le p’tit coutil,
Il s’était noyé,
Sous huit pieds d’eau, comme j’ai dit.
On arrive enfin à l’ repêcher.
V’là les faits, tels que je l’ jure.
J’ suis innocent, pour sûr. »
Le prévenu fut acquitté.