Jules Supervielle
Il vous naît un poisson qui se met à tourner
Tout de suite au plus noir d'une lame profonde,
Il vous naît une étoile au-dessus de la tête,
Elle voudrait chanter mais ne peut faire mieux
Que ses soeurs de la nuit les étoiles muettes.
Il vous naît un oiseau dans la force de l'âge,
En plein vol, et cachant votre histoire en son coeur
Puisqu'il n'y a que son cri d'oiseau pour la montrer.
Il vole sur les bois, se choisit une branche
Et s'y pose, on dirait qu'elle est comme les autres.
Où courent-ils ainsi ces lièvres, ces belettes,
Il n'est pas de chasseur encor dans la contrée,
Et quelle peur les hante et les fait se hâter,
L'écureuil qui devient feuille et bois dans sa fuite,
La biche et le chevreuil soudain déconcertés?
Il nous naît un ami, et voilà qu'il vous cherche
Il ne connaîtra pas votre nom ni vos yeux
Mais il faudra qu'il soit touché comme les autres
Et loge dans son coeur d'étranges battements
Qui lui viennent de jours qu'il n'aura pas vécus.
Et vous, que faites-vous, ô visage troublé
Par ces brusques passants, ces bêtes, ces oiseaux,
Vous qui vous demandez, vous, toujours sans nouvelles,
"Si je croise jamais un de ces amis lointains
Au mal que je lui fis vais-je le reconnaître?"
Pardon pour vous, pardon pour eux, pour le silence
Et les mots inconsidérés,
Pour les phrases venant de lèvres inconnues
Qui vous touchent de loin comme balles perdues,
Et pardon pour les fronts qui semblent oublieux.
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle