Vie, pensée et parcours initiatique d’un franc-maçon du Régime écossais rectifié
Jean-Marc Vivenza
« La Matière n'est qu'une transformation de l'Esprit,
elle cherche à dominer ce dernier et à l'asservir,
alors que l'homme sage que doit être le Franc-Maçon
cherche à se libérer des emprises de la Matière. »
(Camille Savoire, Regards sur les Temples de la Franc-maçonnerie,
Les éditions intiatiques, 1935, p. 31).
Camille Savoire (1869-1951), trop peu connu de nos contemporains, y compris de ceux qui s’intéressent aux questions touchant au monde de l’initiation, joua pourtant un rôle essentiel, pour ne pas dire fondamental et déterminant, dans l’histoire de la franc-maçonnerie française du XXe siècle, et notamment pour le Régime écossais rectifié, dont il est à l'origine du "réveil" en France.
L’occasion de la réédition de son ouvrage : « Regards sur les Temples de la Franc-maçonnerie », publié en septembre 1935 aux éditions initiatiques, depuis fort longtemps introuvable, nous donne de porter un éclairage approfondi plus que mérité, et sans aucun doute fort utile, sur la vie et personnalité de celui dont on mesure difficilement l’extraordinaire étendue de l’action, et surtout, la nature et la portée exacte de cette dernière.
I. Entrée en franc-maçonnerie (1892)
Cinq après avoir assisté à une conférence organisée par le Grand Orient de France à Orléans, le 14 octobre 1892, il entrait en franc-maçonnerie dans une Loge de la Grande Loge Symbolique Écossaise qui avait été créée en 1880 et qui sera à l’origine de la Grande Loge de France (G.L.D.F.). Il quitta cependant cette Grande Loge au bout d’un an, au profit du Grand Orient de France (G.O.D.F.), où il fera un long parcours.
Vénérable Maître de sa Loge en 1897, charge qu’il occupa jusqu’en 1913, Savoire avait sollicité en 1896 Paul Viguier (1828-1901) pour être admis au Chapitre, puis au Conseil Philosophique « L’Avenir », dont il devint le Président. Suite à quoi, poursuivant sur son évolution maçonnique, en 1897 il intégrait le Grand Collège des Rites où il reçut les 31ème, 32ème et 33ème degrés du Rite écossais ancien et accepté. Ainsi, à partir de 1913, au sein du Grand Collège des Rites, il entreprit de renouveler cette institution, créant le « Bulletin du Grand Collège des Rites », dont la documentation représenta une sorte de synthèse de l’ensemble de l’activité des structures fédérant les Hauts-Grades, tout en publiant des travaux de qualité.
II. Grand Commandeur du Grand Collège des Rites au sein du Grand Orient de France (1923-1935)
Bulletin du Grand Collège des Rites,
« Les Ateliers Supérieurs du Grand Orient de France ; historique - doctrine »,
Par Camille Savoire et André Lebey, 1924.
« Dès que je fus investi de la fonction
de Grand Commandeur du Grand Collège des Rites,
par une de ces mystérieuses influences dont la vie est remplie,
de par une puissance inconnue,
il se produisit, dans mes conceptions philosophiques et maçonniques,
une transformation complète. »
(Camille Savoire, Regards sur les Temples de la Franc-maçonnerie,
op.cit., p. 27).
Cet investissement fit que, « sollicité et malgré un refus motivé et formel », le 15 septembre 1923, Savoire devint le Grand Commandeur du Grand Collège des Rites, charge qu’il occupa durant douze ans, jusqu’en 1935, temps pendant lequel, de l’agnostique qu’il était, il parvint à une conception beaucoup plus ouverte sur la spiritualité, se désolant du climat d’intolérance qu’avait créé l’athéisme dogmatique : « Dès que je fus investi de cette haute fonction, par une de ces mystérieuses influences dont la vie est remplie et au milieu desquelles nous évoluons souvent sans en avoir conscience, mus par une puissance inconnue, il se produisit, dans mes conceptions philosophiques et maçonniques, une transformation complète (…) Je dois ajouter, pour rendre hommage à la vérité, que je ne trouvai pas, dans le Grand Collège des Rites, le grand centre initiatique d'études symboliques, rituelles et philosophiques que je pressentais. La plupart de ses membres, depuis la mort du Grand Commandeur Blatin, en 1911, semblaient avoir perdu de vue la mission dévolue au Grand Collège des Rites au sein du Grand Orient, mission qui avait été elle-même très restreinte à la suite de la rupture des relations des Maçonneries étrangères de Hauts-Grades avec le Grand Orient, devenu schismatique à leurs yeux, pour avoir, en 1876, supprimé le symbole et la formule invocatoire rituelle : « A la Gloire du Grand Architecte de l'Univers ». Ce vote avait amené peu à peu, au sein du Grand Orient de France, l'existence d'un dogmatisme matérialiste irraisonné, stupidement athée dans le sens où l'entendait Anderson et qui, pour être nié en théorie, n'en existait pas moins. Cet état d'esprit rendait difficile, par l'intolérance qu'il créait, tout travail initiatique. Les rituels de 1887, élaborés à la suite du véritable coup d'Etat maçonnique de 1885, et ceux de 1920 avaient entièrement faussé le travail initiatique qui doit s'effectuer graduellement après chacune des augmentations de salaire. » [1]
III. De l’agnosticisme au spiritualisme
Camille Savoire, de l’agnosticisme de son jeune âge va, peu à peu, sans doute de par l’exercice de sa charge et son contact avec les degrés élevés des différents Rites maçonniques, évoluer vers un spiritualisme qui, pour n’être point une adhésion pleine et entière à une « Révélation », participait néanmoins d’un refus du matérialisme.
« L'étude approfondie des anciens rituels,
en m'éclairant à la lumière des travaux d'occultistes
ou d'initiés anciens ou modernes,
me permit d'entrevoir le caractère initiatique de la Franc-Maçonnerie. »
(Camille Savoire, Regards sur les Temples de la Franc-maçonnerie,
op.cit., p. 30).
Il explique ainsi cette progressive évolution, l’ayant amené à admettre le caractère « initiatique » de la franc-maçonnerie, ce qui pour lui représentait une découverte significative : « Appelé à exercer les fonctions de Grand Commandeur, mon premier soin fut d'étudier l'histoire et de rechercher l'origine des Ateliers supérieurs de tous grades et de tous rites existant au sein du Grand Orient (…) ce fut le désir de travailler dans le secret et le silence, à l'abri des regards indiscrets de la police et des autorités qui attira vers la Franc-Maçonnerie les adeptes de certaines organisations philosophiques, initiatiques ou occultistes, survivances des anciennes confréries de Rose-Croix, Alchimistes, Illuminés d'Allemagne ou de Bavière, lesquelles vinrent s'agréger au sein de la Franc-Maçonnerie en y constituant des Loges d'un caractère spécial qui, lors des projets de classification en 7, puis en 15 et, enfin, en 33 grades, adoptèrent des titres distinctifs (…) Quoi qu'il en soit de ces origines, l'étude approfondie des anciens rituels, en m'éclairant à la lumière des travaux d'occultistes ou d'initiés anciens ou modernes, me permit d'entrevoir nettement le caractère initiatique de la Franc-Maçonnerie, tel que l'avaient conçu certains de ses adeptes, et de le comparer aux sociétés initiatiques de tous les temps, sinon par les moyens employés, mais par les buts poursuivis, la communauté des symboles, de certaines appellations, mots et signes de reconnaissance, formes rituelles, épreuves. » [2]
« Ce fut le désir de travailler dans le secret et le silence,
(…) qui attira vers la Franc-Maçonnerie les adeptes
de certaines organisations .... survivances des anciennes confréries
lesquelles vinrent (…) [constituer] des Loges d'un caractère spécial.. »
De cette première conviction portant sur le caractère initiatique de la franc-maçonnerie, en surgira une autre, à savoir la nécessité pour l’initié de devoir se livrer à un travail intérieur pour parvenir à la pleine compréhension de ce que signifie « l’Esprit », pour reprendre l’expression employée par Savoire : « Des études poursuivies pendant plus de dix ans (…), j'acquis la notion que seul un travail intérieur effectué sur soi-même peut faire progresser dans la voie de l'initiation, laquelle n'est qu'une éducation de ce sens intime qu'on désigne sous le nom d'intuition et qui n'est vraisemblablement qu'une communion ou une prise de contact avec l'Intelligence universelle. Cette notion est incompatible avec une profession de foi matérialiste. Tout ceci me conduisit vers un spiritualisme s'élevant au-dessus des dogmes des religions, des diverses croyances philosophiques et métaphysiques qui m'a paru constituer le véritable fondement de la Franc-Maçonnerie…» [3]
Une certitude dès lors s’imposait pour Camille Savoire, l’initié doit chercher à se libérer des emprises de la Matière : « s'était effectuée en moi une accession vers la conception d'un monde dans lequel la Matière qui, dans ses divers aspects, n'est qu'une transformation de l'Esprit, cherche à dominer ce dernier et à l'asservir, alors que l'homme sage que doit être le Franc-Maçon cherche à se libérer des emprises de la Matière. » [4]
IV. Liens avec le Grand Prieuré Indépendant d’Helvétie
On le constate, loin du portrait que l’on présente encore parfois de lui, en quelques années, Camille Savoire, de par ses fonctions de Grand Commandeur des Rites et son cheminement maçonnique personnel, avait profondément évolué, puisque du matérialiste agnostique qu’il déclarait être dans sa période de jeunesse, il était devenu un spiritualiste qui, pour conserver son attachement à la liberté de penser – liberté non synonyme pour lui d’incroyance – néanmoins, n’hésitait plus à se référer à la kabbale, aux Rose-Croix, refusant l’athéisme et en appelant à un travail intérieur capable de faire accéder l’initié à la connaissance véritable de la « Gnose », entendue comme l’expression de « l’âme universelle ».
On est donc très loin d’une attitude de rejet de la spiritualité, bien au contraire. D’ailleurs, la suite de son parcours va nous le démontrer éloquemment.
Camille Savoire, à Genève,
fut armé Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte (C.B.C.S.),
le 11 juin 1910 en prenant pour nom d’ordre Eques a Fortitudine.
La cérémonie témoigne de l’intérêt de Savoire pour le Rite écossais rectifié, qui n’était plus pratiqué en France depuis le XIXe siècle, et qui était regardé par les maçons comme un Rite de tendance chrétienne, ce qui n’est point inexact, ceci montrant les sympathies initiatiques de celui qui était entré en contact avec le Grand Prieuré Indépendant d’Helvétie (G.P.I.H.), en cherchant à développer et étendre ses contacts avec les structures obédientielles étrangères, en s’affiliant à une structure, à l’époque, amie du Grand Orient de France, non ostracisée par son rejet à la référence au Grand Architecte de l’Univers depuis 1877.
Cette réception, mais nous devrions dire, plus exactement, cet « armement », car il s’agissait bien de cela, réalisé comme nous l’apprend Savoire par équivalence avec les 30ème et 33ème degrés du Rite écossais ancien et accepté, allait correspondre également à la fondation par le Grand Prieuré Indépendant d’Helvétie d’une « Commanderie » du Rite écossais rectifié à Paris rattachée à la Préfecture de Genève, le Directoire de Genève prévoyant, si les choses se déroulaient correctement au cours du temps, de réveiller, dans un délai non défini, le Directoire de Neustrie, selon la formule employée : « lorsque la Préfecture à venir remplirait les exigences du Code », promettant de rendre à ce Directoire tous ses pouvoirs constitutifs, y compris ceux de fonder des Loges des trois premiers Grades, ce qui laisse entendre clairement, que l’intention de 1910 portait en germe, quoique de façon non explicite, l’édification future du Grand Directoire des Gaules de 1935.
V. Premier réveil du Rite écossais rectifié en France (1911)
Pièce de la Loge de Maître Écossais de Saint-André
du « Centre des Amis », Orient de Paris, époque Louis XVI.
Les Lettres-patentes rédigées à cette occasion par le G.P.I.H., fixaient le cadre de ce premier réveil en stipulant le domaine de compétence de la Commanderie constituée, laissant entrevoir la création d’une Préfecture de Paris qui avait vocation à travailler sous les auspices du Directoire Écossais d’Helvétie selon les exigences du Code Général de 1778.C’est ainsi qu’à son retour à Paris, Savoire, soutenu par les Frères Ribaucourt et Bastard, décidait de constituer, le 20 juin 1910, une Loge symbolique travaillant au Rite écossais rectifié sous le nom du « Centre des Amis », initiative qui eut une importance considérable pour le devenir de la vie initiatique française.
Médaille de la Loge de Maître Écossais de Saint-André
du « Centre des Amis », Orient de Paris, 1911,
in E. de Ribaucourt, Résumé de l’Histoire du Régime Écossais Rectifié,
Extrait de la revue L’Acacia, Paris, 1912.
VI. Approfondissement des liens initiatiques
S’ouvre alors, une période intermédiaire, qui aboutira au final en mars 1935, au réveil complet du Régime écossais rectifié en France, période pendant laquelle Savoire va, inexorablement, considérer qu’il n’est pas possible de faire vivre le Régime rectifié dans le cadre des obédiences maçonniques, et qu’il convient donc de le constituer en tant que système autonome.
Les archives nous apprennent que, dans ces années allant de 1911 à 1935, Savoire étendit ses liens initiatiques et spirituels, entrant en relation étroite avec un jésuite franc-maçon, le père Joseph Berteloot (1881-1955), nous laissant imaginer ce que les entretiens qu’ils eurent l’un avec l’autre ont put avoir comme influence, ce à quoi il faut rajouter, son admission au sein de l’Ordre Martiniste.
En effet, en 1921, Savoire va se rapprocher du martinisme, par l’intermédiaire du Chapitre Saint-André Apôtre n° 2, dirigé par Serge Constantinovitch Marcotoune (+ 1971). Ce dernier, parmi les membres fondateurs de la Sociétéoccultisteinternationale (SOI), dirigée par Jean Bricaud (1881-1934), entendait succéder au Groupe indépendant d'études ésotériques fondé par Papus en 1889. [5]
Harvey Spencer Lewis (1883-1939)
Il fut accueilli au Temple « Arthur Groussier » du Grand Orient de France
par Camille Savoire le 20 septembre 1926.
VII. Le Réveil du « Grand Directoire des Gaules » (mars 1935)
Il est bien évident que de telles dispositions d’esprit chez Savoire, au sein d’un Grand Orient de France profondément agnostique, véhiculant une culture de quasi athéisme militant, ne pouvait conduire qu’à une succession d’incompréhensions qui, d’ailleurs, vont aboutir à une rupture radicale.
Camille Savoire, le 5 avril 1924 à Genève, en sa qualité de Grand Commandeur du Grand Collège des Rites, fut reçu par le G.P.I.H., qui avait installé à la charge de Grand-Prieur Ernest Rochat, (1868-1953), Eq. a Studio, depuis le 26 avril 1919 et qui les resta jusqu’en 1939. Ces liens étroits, renforçant une amitié mutuelle participant d’une commune estime, vont intervenir directement dans les événements qui surviendront peu après. En ces années, Savoire ne semble poursuivre qu’un seul but qui lui tient à cœur : le réveil complet du Régime rectifié sur le territoire français.
La solution alternative, devant l’impossibilité d’établir le Régime au sein du Grand Orient de France, va s’imposer d’elle-même, Camille Savoire comprenant que le Régime, au fond, tant en raison de son essence que de sa nature organisationnelle, se devait d’être pratiqué en dehors des obédiences en tant que système autonome. C’est cette idée qui fut à l’origine de la constitution du Grand Directoire des Gaules en mars 1935.
Constitution du « Grand Directoire des Gaules »,
lors de la tenue de la Préfecture de Genève, le 23 mars 1935,à Neuilly-sur-Seine,
in J. Baylot, Histoire du Rite Écossais Rectifié de France au XXe siècle,
Collection historique, Grande Chancellerie de l’Ordre, 1976, p. 71.
Charte Constitutive et Lettres Patentes pour le réveil du Régime Écossais Rectifié en France,
sous l’obédience du Grand Directoires des Gaules,
(Grand Prieuré Indépendant d’Helvétie, 20 et 23 mars1935).
Quatre mois plus tard après la constitution du Grand Directoire des Gaules, un Traité d'alliance et