Cette semaine sort sur les écrans français le film israélien Mon fils. Rencontre avec son réalisateur Eran Riklis
Pourquoi avoir décidé de vous lancer dans cette adaptation des romans de Sayed Kashua ?
Après, La Fiancée syrienne, Les Citronniers et Zaytoun, qui abordaient tous le conflit au Proche-Orient, j’ai eu envie de m’attacher à cet « autre » conflit, ce conflit intérieur, qui oppose les Palestiniens qui vivent en Israël, et qui sont des citoyens israéliens, et les Juifs israéliens. C’est un sujet très complexe et sensible, et lorsque les producteurs du film m’ont envoyé les textes de Sayed, je me suis dit qu’il s’agissait d’une histoire, que je devais raconter et m’approprier pour qu’elle me soit aussi personnelle qu’elle l’était pour Sayed. J’ai été séduit par le mélange d’humour et d’émotion, de réalité et de fantasme, et par sa sincérité – autant d’éléments que j’aime intégrer dans mes films.
Sayed était-il prêt à s’éloigner des livres dont s’inspire le film ?
En fait, le film est l’adaptation de deux de ses ouvrages, Les Arabes dansent aussi et La deuxième personne. La plus grande difficulté a consisté à les mêler harmonieusement, ce qui nous a pris beaucoup de temps et a donné lieu à plusieurs versions avant qu’on soit tous les deux satisfaits du scénario. C’est une histoire personnelle qui est, à bien des égards, autobiographique pour Sayed, et je voulais conserver cette dimension. Mais un film est une œuvre à part entière, qui a sa propre logique, et dont les personnages sont indépendants des livres. Sayed en était conscient, et une fois que le scénario a été finalisé, il ne s’est plus du tout mêlé du tournage.
Vous avez souvent mis en scène des personnages déchirés dans leur identité, mais rarement avec une telle intensité…
L’identité, à tous les niveaux, est le fondement de notre vie, quel que soit l’endroit où nous habitons. Sur un plan personnel, familial, social, national et universel. Nous sommes toujours définis par notre identité physique, émotionnelle, religieuse, nationale, et nous souffrons constamment de préjugés à l’égard de telle ou telle autre identité, ce qui engendre des malentendus et des conflits violents. L’identité est donc le thème central du film, mais elle recouvre plusieurs facettes et tonalités car le film aborde de nombreux sujets entre lesquels j’ai dû jongler.
Était-il important de situer le film dans les années 80 et 90 ?
Extrêmement important ! En 1982, la guerre du Liban a éclaté : c’était un conflit décisif et traumatisant pour Israël, et une époque marquante et douloureuse pour l’OLP et donc pour tous les Palestiniens vivant en Israël ou dans les territoires. En 1991, la guerre du Golfe est un conflit majeur et traumatisant pour toute la région, et pour le monde entier. Comme Iyad grandit pendant ces guerres, et dans la période qui les sépare, sa personnalité, ses choix – et ceux de ses parents –, son identité et son parcours sont marqués par ce contexte. Du coup, la fusion entre identité individuelle et identité nationale est parfaitement pertinente, et c’est ce que je recherche toujours chez mes personnages et dans mes décors. Par ailleurs, le fait de situer l’histoire dans le passé permet de prendre du recul et de porter un regard sur les événements sans ressentiment, mais plutôt avec compréhension et compassion.
Vous vous intéressez souvent à des mondes proches géographiquement, mais à des années-lumière les uns des autres sur le plan culturel et économique. Cela rejoint-il votre point de vue sur la coexistence entre Juifs israéliens et Arabes israéliens ?
Nous vivons dans un tout petit pays, dont nous partageons la terre, les services sociaux, le gouvernement – et pourtant, nous sommes très éloignés les uns des autres à tout point de vue, et certainement dans la manière dont nous envisageons notre vie actuelle, et plus encore notre avenir et ce qu’il nous réserve. Nous voulons tous faire partie de la société où nous vivons. Mais aujourd’hui, la plupart des Arabes ont le sentiment d’être exclus du corps social au sens large. Ce ressenti a fini par se banaliser, il y a un grand sentiment de malaise entre les deux peuples. C’est un élément fondamental de cette histoire.
En tant que cinéaste juif israélien, était-il difficile de vous attacher à un jeune Arabe israélien, dont le parcours est nécessairement différent du vôtre ?
C’est toujours compliqué de se plonger dans une identité différente de la sienne, mais c’est ce que je fais dans tous mes films. Je crois que c’est ce que tout cinéaste devrait tenter de faire car autrement on ne peut pas vraiment faire de cinéma. J’essaie de recourir à mes connaissances, à mes recherches, à mon honnêteté, au respect, à l’amour, à l’expérience, à mon intuition, au bon sens, à mon parcours – personnel et académique – et les choses deviennent plus simples.
Iyad est un personnage généreux qui procure de la joie aux gens qu’il croise.
Oui, même si, au-delà de son côté solaire, Iyad se caractérise par un désir inassouvi, de la tristesse, de la souffrance, beaucoup d’amour à donner, et un besoin d’en recevoir aussi, une extrême sensibilité, de l’intelligence et une grande complexité qui l’amène à se poser des questions essentielles sur la vie.
Pourquoi Iyad cherche-t-il autant à venir en aide à Yonatan ?
Ils sont tous les deux marginalisés, ils doivent tous les deux se battre constamment dans leur vie. C’est ce qui les rapproche.
La mère de Yonatan est un personnage très fort, mais dont, au fond, on ne connaît pas grand-chose.
Je crois, au contraire, qu’on apprend pas mal de choses sur elle si on y fait attention. Elle vit seule, elle est avocate, elle est sépharade d’origine marocaine, elle semble très rigoureuse et forte, mais en réalité elle est assez fragile et extrêmement sensible, et elle est très ouverte, d’esprit comme de cœur. Grâce à Yaël Abecassis, on en apprend beaucoup sur le personnage par sa seule présence.
En quoi l’histoire d’amour entre Iyad et Naomi est-elle emblématique de la société israélienne ?
Cette histoire d’amour est réaliste. L’amour est fort et surmonte bien des obstacles et pourtant, parfois – et même souvent d’ailleurs – l’amour perd la bataille face aux préjugés, à la peur, à la haine et à la faiblesse. Naomi aime Iyad, et Iyad aime Naomi, mais leur sort évoque, à bien des égards, celui de Roméo et Juliette.
Que penser de l’attitude des familles respectives d’Iyad et de Naomi ?
La posture de la mère d’Iyad, assez tolérante vis-à-vis de son fils, est plutôt exceptionnelle. Et la mère de Naomi incarne l’attitude du plus grand nombre : elle obéit à ses peurs, et n’est pas attentive aux désirs de sa fille. Mais elles sont toutes les deux mères, elles aiment leurs enfants et elles pensent les protéger.
Pourquoi le père d’Iyad perd-il tout recul lors de la première guerre du Golfe et devient soudain partisan de Saddam Hussein ?
Il est comme la plupart des Palestiniens de cette époque : Saddam incarnait l’espoir, la force et un avenir possible. Cela a été très traumatisant de prendre conscience qu’il ne correspondait pas à l’image que les gens se faisaient de lui. Je crois qu’il y a pas mal d’exemples comparables dans l’histoire, et que le plus récent est Bachar el Assad.
Israël est dépeint comme un environnement hostile aux Arabes. S’agit-il d’un point de vue objectif ou du regard de Sayed ?
Israël est surtout dépeint comme un pays complexe, qui réunit des points de vue, des idées et des comportements très différents. Certes, comme on le voit dans le film, on y trouve des autocollants anti Arabes sur des cabines téléphoniques qui sont le fait d’imbéciles extrémistes. Mais Israël est un pays à la fois généreux et hostile, ouvert et craintif, accueillant et indifférent à l’égard de sa minorité arabe. Comme le montre le film, on ne peut pas être manichéen, et la situation est très nuancée. Car pour chaque brute épaisse, on trouve un être bienveillant, pour chaque mère craintive – comme celle de Naomi –, on trouve une Edna (Yaël Abecassis), et pour chaque acte de violence, on trouve un acte de compassion. Israël, à cet égard, n’est pas si différent de la plupart des pays européens, et même de la plupart des pays du monde entier. Mais, bien évidemment, Israël est constamment observé à la loupe en raison du poids de l’histoire, de la politique et de l’importance géopolitique de la région.
Dans vos films, les décors éclairent les personnages et l’intrigue. Comment avez-vous choisi les lieux de tournage ?
Je choisis les décors en me fiant à mes intuitions. Comme pour mes comédiens ou mes collaborateurs. C’est un dialogue. Si je ne ressens pas de proximité avec un décor – si je ne « dialogue » pas avec lui –, je préfère ne pas y tourner.
Comment s’est déroulé le casting des personnages principaux ?
Tawfeek Barhom, qui joue Iyad, est venu passer une audition, il avait 21 ans et m’a raconté qu’il me connaissait depuis ses 11 ans. Il m’a expliqué qu’il habitait à Ein Rafa, village arabe près de Jérusalem, et que 10 ans auparavant, il se levait tôt tous les matins pour voir passer des camions, des voitures, des techniciens, des comédiens et un réalisateur… et il s’agissait de mon équipe et moi qui tournions La Fiancée syrienne dans ce village ! Tawfeek venait sur le plateau tous les jours, et il est tombé amoureux du cinéma. C’était une histoire émouvante. Je trouve qu’il s’agit d’un être merveilleux, bienveillant, sensible et, surtout, qu’il est tout simplement Iyad. Il n’y a pas le moindre doute.
Pour le rôle de Naomi, j’ai rencontré plusieurs jeunes comédiennes, mais quelque chose chez Danielle Kitzis m’a profondément touché : sa beauté intérieure et son physique l’imposaient dans le rôle. Quant à Michael Moshonov qui joue Yonatan, je le connais depuis qu’il a 5 ans et il a joué à 10 ans dans une série télé que j’ai réalisée. C’est un formidable acteur avec qui j’ai souhaité travailler à nouveau.
J’adore Ali Suliman depuis que je l’ai dirigé dans La Fiancée syrienne et Les Citronniers, si bien qu’il s’est imposé naturellement pour le rôle du père d’Iyad. Laëtitia Eïdo, qui campe la mère d’Iyad, tranchait avec les autres comédiennes que j’ai vues pour le rôle.
Saviez-vous d’entrée de jeu que vous souhaitiez confier le rôle de la mère de Yonatan à Yaël Abecassis ?
Absolument. Je savais qu’elle devait jouer le rôle, et je n’ai vu personne d’autre. Quand je l’ai appelée, elle m’a dit : « Je savais que tu m’appellerais, j’adore Edna ».
La bande-originale est d’inspiration jazzy…
Mon fils Yonatan Riklis a composé et arrangé la partition. Il est pianiste de jazz, et très tôt j’ai eu envie de cette musique là pour le film : c’était ma première intuition. Je me suis dit que ce serait formidable de commencer le film avec un morceau inattendu, un peu jazzy, qui évoluerait progressivement, auquel se mêleraient des sonorités plus ethniques, plus moyen-orientales, et qui deviendrait ensuite une musique plus « grunge », où dominerait la guitare électrique. La partition change en fonction de l’évolution du personnage d’Iyad, toujours à partir de ce premier morceau que j’aime énormément.
Comment avez-vous choisi les chansons et les groupes qu’on entend tout au long du film ?
En fonction de mes goûts personnels, de l’époque à laquelle se passe l’histoire – les années 80 et 90 – et du sens des paroles. J’aime la musique qui accompagne le récit et y ajoute une dimension supplémentaire et des références culturelles. JOY DIVISION est un groupe de légende, dont le chanteur, Ian Curtis, a eu une vie tragique. Je trouvais qu’il y avait un lien très fort entre lui et Yonatan, c’est pour cela que j’ai choisi la chanson Love Will Tear Us Apart. Les groupes et les artistes israéliens sont également légendaires, comme Yossi Elefant qui est mort jeune, TOP HAT CARRIERS, groupe de Jérusalem, qui chante I’m a Political Text, magnifique réflexion sur Iyad et sa vie à Jérusalem, et plus généralement sur l’histoire du film. Sans oublier Rami Fortis, qui est encore un grand rocker aujourd’hui. Nous avons aussi utilisé des tubes des années 80 issus de l’opéra-rock MAMI : les paroles très âpres et la musique correspondaient parfaitement à la douloureuse histoire d’amour d’Iyad et de Naomi.
Pensez-vous, comme vous le montrez dans votre film, que les Arabes ont besoin de dissimuler leur identité pour s’intégrer dans la société israélienne ?
Je crois que c’est quelque chose de très personnel, et qu’on ne peut pas le généraliser. Je dirais seulement que ce n’est pas facile d’être un Arabe en Israël, et que ce n’est pas facile d’appartenir à une minorité dans n’importe quelle société, et dans n’importe quel pays. L’Europe en offre d’innombrables exemples et on peut faire le même constat en France. Mais je crois profondément que PERSONNE ne devrait dissimuler son identité, mais que, parfois, les minorités y sont contraintes par la majorité, car elles éprouvent le besoin de se faire accepter et apprécier, et de survivre.
L’histoire :
Iyad a grandi dans une ville arabe en Israël. A 16 ans, il intègre un prestigieux internat juif à Jérusalem. Il est le premier et seul Arabe à y être admis. Il est progressivement accepté par ses camarades mais n’a qu’un véritable ami, Yonatan, un garçon atteint d’une maladie héréditaire. Iyad se rapproche de la famille de Yonatan, apportant du courage et de la force à sa mère Edna. Il devient vite le deuxième fils de la famille…