Terre inculte, #6. Roche, écho
What are the roots that clutch, what branches grow
(20) Out of this stony rubbish? Son of man,
You cannot say, or guess, for you know only
A heap of broken images, where the sun beats,
And the dead tree gives no shelter, the cricket no relief,
And the dry stone no sound of water. Only
(25) There is shadow under this red rock,
(Come in under the shadow of this red rock),
And I will show you something different from either
Your shadow at morning striding behind you
Or your shadow at evening rising to meet you;
(30) I will show you fear in a handful of dust.
6. 1. Ce passage renvoie à plusieurs textes, de statuts différents, sur des modes variés. Il faut en effet distinguer les renvois homogènes à l’œuvre d’Eliot de ceux qui sont hétérogènes. Par ailleurs, ils vont de la reprise (signification en écho) à la distinction (signification en écart), et peuvent jouer comme ressources de production du texte, ou comme ressources de réception, à repérer par le lecteur. Homogène ou hétérogène, écho ou écart, matière première ou d’interprétation : l’objet de l’élucidation n’est pas simple.
6. 1. 1. Comme l’indique T. S. Eliot lui-même dans ses notes (et dont il faudra se demander si elles doivent être considérées comme partie prenante du dispositif textuel – auquel cas il ne s’agirait pas d’un poème (mais d’un hybride, chaque élément ayant sa part au fonctionnement de l’ensemble)), le passage comporte plusieurs allusions à la Bible : le v. 20 à Ezéchiel 2, le v. 23 à L’Ecclésiaste 12. Quel est le sens de tels renvois ? Et comment comprendre l’insistance d’Eliot à ce que le lecteur ait en tête ces passages (et peut-être, son souhait qu’il les lise en regard) ? Trois possibilités :
6. 1. 1. 1. Le renvoi permettrait de comprendre à quelle tradition le texte, comme sa partie immergée, s’adosse – tradition sur laquelle il se déchargerait d’une partie de la production du sens. Ainsi, l’allusion à l’Ecclésiaste impliquerait une description implicite du présent : celui d’un temps stérile dans lequel il faut d’autant mieux se rappeler du divin.
6. 1. 1. 2. C’est moins la signification que la structure énonciative qui justifierait le renvoi. Ainsi, la Bible a une structure énonciative tout à fait particulière : dans ce passage, c’est Dieu qui parle. La reprise de l’expression « Fils de l’homme », issu d’Ezéchiel, inscrirait la relation de son lecteur à Eliot dans l’horizon de celle qui définit le rapport entre son fidèle et Dieu.
6. 1. 1. 3. Le sens serait moins dans l’écho que dans l’écart. Ce qui vaudrait autant pour le contenu (après la mort de Dieu, « Fils de l’homme » n’a plus la même signification que dans la Bible ; et la stérilité du présent apparaît d’autant plus cruellement que nous n’avons plus à attendre aucun salut) que pour la structure énonciative (l’ouverture du poème, avec le « I » prêté à Marie, suggère que ce n’est pas Dieu, mais un narrateur, inconstant et bigarré, qui parle).
6. 1. 2. Ce passage de The Waste Land recycle le premier mouvement d’un poème antérieur de T. S. Eliot, « The Death of Saint Narcissus » (lire ici), auquel il ne fait pas explicitement référence dans ses notes ; à moins qu’il ne comptât le publier dans le même volume, il n’a donc pas le même statut que les passages de la Bible. Pour autant, ici comme là, sa signification se dégage autant de la description de l’écart que de la notation de l’écho qu’il y fait : à la roche grise, à l’habit et aux membres sanglants, aux lèvres ombrées de gris enfin de Saint-Narcissus, se substituent le rouge de la roche, et la peur dans une poignée de poussière. L’objet de l’interprétation est alors : non le texte, mais la différence entre les textes.
6. 2. De moins en moins je ne veux interpréter le texte ; mais simplement le décrire. Puis : le méditer.
6. 2. 1. « Stone », à la différence de « rocks », renvoie (jusqu’à preuve de contraire) à des pierres taillées par l’artisanat. Le début du texte parle d’un débris d’objets. En conclura-t-on qu’il s’agit là de statues brisées, des idoles, des vitraux – le reste d’une église ? Le poème alors serait symbolique, et la description physique de la terre inculte l’allégorie d’un monde post-chrétien ; la terre stérile, dans les ruines de l’église.
6. 2. 2. Le passage semble reposer, plus que sur un sens synthétisable, paraphrasable, sur la recomposition musicale de quelques thèmes – un système d’échos, qui fait ressortir les mots : stone, only, red rock, you et la séquence finale – shadow / shadow / show / shadow / shadow / show.
6. 2. 3. I will show you fear : « je vais te montrer la peur » / « je vais montrer que tu as peur ». Comment rendre cette ambiguïté (fear peut être nom ou verbe) ? P. Leyris : « je vais te montrer ta peur ». Ingénieux, mais au lieu de traduire le problème, il trouve une solution. Je choisis : « Je te montrerai avoir peur ».
6. 3. Va vers l’est, celui que son ombre au matin suit, et qui la rencontre le soir.
6. 3. 1. J’étais parti sur l’idée que l’on pouvait faire trois types de choses avec ce texte : 1. Élucider, 2. Traduire et 3. Interpréter. Mais dès le # 3, j’ai présenté de la manière suivante les types d’actions que j’avais l’impression de faire : élucider, comprendre, traduire, méditer – dans cette liste, interpréter était éclaté en comprendre et méditer, qui sont finalement deux opérations distinctes. Aujourd’hui, il me semble nécessaire de préciser encore, et de porter à huit la liste des opérations : décrire, élucider, traduire, comprendre, retenir, ruminer, méditer, théoriser.
6. 3. 2. De cette liste, « interpréter » a disparu : contrairement à la tradition critique (à une certaine lecture de The Waste Land comme poème décadent, chrétien, etc.) je ne veux pas synthétiser les diverses dimensions de ce texte en une idée, et crois de moins en moins que ce soit ce type de comportement qu’il appelle. Ce qui ne signifie pas qu’il ne cherche pas à nous faire faire quelque chose, ou que la réussite de son effort ne requière pas, de notre part, un certain type de travail cognitif.
6. 3. 3. Mais, corde tendue du dire, je crois que le poème veut moins être interprété que retenu.
Quelles sont les racines qui s’agrippent, quelles branches s’élèvent
De ces débris de pierres ? Fils de l’homme,
Tu ne peux le dire, ou le deviner, parce que tu connais seulement
Un tas d’images brisées, où frappe le soleil,
Et l’arbre mort n’offre aucun refuge, le grillon aucun secours,
Et la pierre sèche nul bruit d’eau. Seulement
Il y a de l’ombre sous ce rocher rouge,
(Viens donc à l’ombre de ce rocher rouge),
Et je te montrerai quelque chose à la fois différent
De ton ombre au matin courant derrière toi
Et de ton ombre au soir se levant à ta rencontre ;
Je te montrerai avoir peur dans une poignée de poussière.
Rappel, Pierre Vinclair a entrepris de donner, sous la forme d’un feuilleton, (parution hebdomadaire, le lundi) une lecture approfondie et une nouvelle traduction du livre de T.S. Eliot, The Waste Land. Épisodes précédents : #0 & #1, #2, #3, #4, #5