En France, le souci – plus ou moins unanime – est de revenir à ce que l’école n’aurait jamais dû quitter : la laïcité, dans la droite ligne de la Révolution. En Belgique, c’est plus diffus, mais cela revient au même : suppression des cours philosophiques et de religion, fin des réseaux (c’est-à-dire suppression du réseau « libre » confessionnel ou non et création d’un « réseau » unique, par définition laïque et non religieux)… Dans les deux pays – et d’autres sans doute – la question du « vivre ensemble » semble ainsi se résumer à enfermer les religions dans la sphère privée et à en empêcher toute intrusion dans le domaine public.
Soit. Je suis le premier à reconnaître et à clamer que la question religieuse est strictement individuelle. Un itinéraire propre à chacun qui mérite en soi respect et reconnaissance. Il est clair que ni l’école ni l’État ne sont des entités qui devraient être guidées par un chemin spirituel quelconque par définition individuel. Doivent-elles pour autant être consacrées – le terme est choisi – à la « laïcité » ? Si celle-ci est prise au sens premier de séparation entre l’État et la religion, alors oui, il faut qu’elle soit la règle.
Malheureusement, le mouvement laïque ne fait pas exception aux religions : il faut bien reconnaître qu’il existe aussi un radicalisme laïque avec toutes ses exigences et ses intolérances. La laïcité devient alors un système de croyance comme un autre et s’accompagne du même caractère absolu et exclusif des convictions, laissant peu de place au cheminement personnel…
Ainsi donc, la panacée universelle – en Belgique francophone – serait de supprimer les cours philosophiques (= de morale laïque) et de religion pour les remplacer par un cours commun de citoyenneté. Il est intéressant de constater que cette idée – qui ressurgit périodiquement – retrouve vigueur au moment où certains, en France laïque, pensent réintroduire des cours de religion ! Pour les mêmes raisons : cette absolue nécessité de vivre ensemble dans un monde pluriel. Le danger de la suppression des cours de religion est de nier ce qui est de l’ordre de l’évidence : les religions existent, dans leur diversité, et créent une identité culturelle – sans nécessairement être cultuelle – forte. Qu’on le veuille ou non, nos sociétés occidentales sont désormais tout à la fois chrétiennes, musulmanes, juives, hindoues, agnostiques, athées… Nier cette évidence ne peut que conduire dans le mur. Plutôt que de vouloir imposer une société neutre et aseptisée, il est plus que jamais urgent de reconnaître le cheminement de chacun et d’aborder les relations humaines sous un angle de pluralité et de complémentarité. La question religieuse n’est plus de savoir s’il n’y a qu’un seul bon Dieu qui serait comme par magie celui auquel on croit. La question religieuse est, aujourd’hui, de se demander comment chacun peut vivre de ses propres découvertes, en interaction avec celles des autres. Vouloir supprimer les cours de religion, c’est dire à la majorité des jeunes que leur recherche, leur cheminement personnel, leur « foi » n’a aucune espèce d’importance et que seule la « religion laïque » a du sens.
Constater que les cours de religion ont encore toute leur place dans l’éducation des jeunes ne revient pas à nier la nécessité d’apprendre à vivre ensemble. Un cours commun de citoyenneté peut être évidemment précieux dans cette démarche. Justement pour permettre le dialogue, le partage, la recherche commune de solutions aux défis de nos sociétés plurielles. Il doit venir en complément et en interaction des cours propres à chaque cheminement. On ne peut construire une identité collective que si celle-ci se fonde sur une identité personnelle forte, consciente, assumée, rationnelle… Le défi est de s’enrichir mutuellement tant à partir de la religion que de la raison.
En Belgique, cette réflexion se heurte inévitablement à la question des « réseaux ». Il est clair que notre système éducatif pâtit de cette coexistence institutionnelle, tant en termes de lourdeur que de passivité ou d’immobilisme. À nouveau, il serait illusoire de croire qu’il suffirait de décréter la suppression des réseaux pour résoudre – avec la même magie que pour les cours philosophiques et de religion – tous les problèmes de l’enseignement belge francophone ! Cela d’autant plus qu’il ne faut pas perdre de vue qu’une majorité des élèves concernés fréquentent une école « libre confessionnelle » !
Plutôt que de se battre contre des moulins à vent, je pense en ce domaine qu’il faut certes rationaliser et créer des économies d’échelle. L’éradication des réseaux subventionnés – qu’ils soient officiels ou libres – apporterait peut-être quelques réponses économiques. Elle ne réglerait en rien la question de la diversité ni celle – plus grave – de la qualité pédagogique de nos écoles. En écrivant cela, je ne cherche pas à placer cette qualité pédagogique d’un côté ou de l’autre. J’espère vraiment qu’elle se trouve partout. Mais ce que les observations des systèmes éducatifs semblent montrer est que la qualité pédagogique est notamment liée au degré d’autonomie et de responsabilité dont chaque entité éducative dispose. C’est d’ailleurs bien dans cette perspective que le système éducatif belge flamand a évolué vers beaucoup plus d’autonomie de ses établissements, y compris ceux du « réseau officiel de la Communauté » (anciennement, de l’État). Il est à cet égard intéressant de constater que du côté de la Flandre – alors même que le système éducatif flamand est considéré, dans les études PISA, comme un des systèmes à la fois les plus efficaces et les plus équitables –, la question des réseaux ne se pose quasiment pas, pour la bonne et simple raison qu’aujourd’hui presque toutes les écoles disposent de la même « liberté » que les écoles du réseau « libre ». On voit bien que la vraie question n’est pas celle des réseaux, mais celle de l’autonomie et de la responsabilisation. Or, le système éducatif francophone belge n’évolue pas vraiment dans cette direction (notamment en ce qui concerne les « évaluations externes certificatives » présentées comme la solution miracle à la diversité pédagogique)…
Au bout du compte, ce qui compte vraiment est de vivre et de grandir ensemble. Plus que jamais – et c’est un fait inédit dans l’histoire – nos sociétés sont caractérisées par la diversité. Le véritable enjeu n’est pas tant celui de l’intégration, mais celui de la complémentarité. Comment chacun peut-il trouver sa place dans la société, en lui apportant ce qu’il a de mieux en lui, dans le respect de sa spécificité ? La première erreur – malheureusement fort prisée – serait de nier celle-ci et d’imposer une représentation unique de la « bonne » citoyenneté. Or, être citoyen, ce n’est pas être un petit robot lobotomisé. Au contraire, être un citoyen, n’est-ce pas avant tout agir et participer librement et consciemment au bien-être commun, solidaire et durable ?