Ce soir-là, il y avait bal costumé.
Les couples bondissaient,
Tricotaient des pieds,
S'agitaient,
Remuaient les bras et l'on devinait,
Sous les masques, leur respiration essoufflée.
Parmi les danseurs, garçons et filles,
Un homme maigre, vêtu d'un habit gris,
Avait pris place dans le quadrille.
Il portait sur son visage un masque verni
À moustache blonde frisée
Et une perruque auburn bouclée.
Il dansait avec un effort soutenu,
Semblait rouillé, perclus,
Lourd comme un basset
Voulant jouer au lévrier.
Des bravos moqueurs l'encourageaient.
Ivre d'ardeur, il gigotait
Avec une telle frénésie que, soudain,
Il s'est effondré inanimé.
Trois danseurs le ramassèrent
Et l'emportèrent.
On cria : " Un médecin ! ".
Un monsieur s'est présenté :
" Je suis professeur à la Faculté. "
On le laissa passer.
Le masque retiré,
Il aperçut une vieille figure usée,
Pâle, maigre et ridée.
Le vieux danseur revint à lui
Mais parut si faible que le médecin lui dit :
-" Je vais vous conduire chez vous moi-même. "
Une curiosité l'avait saisi de savoir
Qui était ce baladin sauteur et de voir
Où habitait cet étrange phénomène.
Un fiacre les emporta
Au 47 boulevard Magenta.
Sur le seuil, une vieille femme apparut
En bonnet de nuit blanc,
Encadrant
Une tête osseuse, aux traits accentués :
-" Mon Dieu ! Qu'est-ce qu'il a eu ? "
Lorsque la chose lui fut contée,
Elle se rassura et précisa :
Souvent déjà
Pareille aventure lui est arrivée.
Il faut le coucher.
C'est rien, un peu d'boisson...
Il a dû boire deux ou trois vertes.
Ça lui donne de l'agitation.
Et pour rester souple, il n'avait pas dîné.
La verte,
Ça lui r'fait les jambes mais
Ça lui coupe les idées.
Ce n'est plus d' son âge de danser. "
Surpris, le médecin dit :
-" Pourquoi, vieux comme il est,
Danse-t-il encore ainsi ? "
-" Avec son masque, les femmes le croient jeunot.
Elles le prennent pour un godelureau.
Ah ! Depuis cinquante ans, j'en ai eu une vie
Vous pouvez me croire, oui ! "
Puis elle a regardé
Avec des yeux attendris et furieux.
Les cheveux blancs du vieux
Couvrant l'oreiller
Et reprit :
-" Regardez son beau visage !
Mais dire qu'à son âge,
Il fait encore des polissonneries
Dans les bals costumés
Si c'est pas une pitié !
Ce qui lui fait.
Mettre un masque, c'est le regret.
C'est le regret qui le conduit là,
Celui de n'être plus ce qu'il a été !
Et de ne plus avoir de succès !
Ah ! Il en a eu des succès, cet homme-là
Et plus qu'on ne croirait.
C'était un joli garçon.
Un jour, il m'a prise comme un poisson,
Il m'a emmenée
Et je ne l'ai plus quitté. "
-" Vous êtes mariés ? "
-" Oui, docteur, sans ça, il m'aurait lâchée.
-" Quel était son métier ? "
-" Il coiffait les actrices les plus huppées.
Et le soir, quand il rentrait,
L'air content,
L'œil brillant,
Il fallait que je m'assois près de lui
Pour écouter ses aventures :
''J'en ai eu une bonne aujourd'hui''
Pour moi, c'était dur !
Ah ! Je peux dire qu'il m'a fait pleurer
Sans comprendre quel mal il me faisait.
Mais il avait besoin de se vanter,
De me montrer combien on l'aimait.
Et il me racontait :
''C'était une petite du Châtelet
Ou des Variétés.''
Il me donnait des détails à m'arracher le cœur.
Il aimait tant se glorifier.
Ces soirs-là, on soupait à onze heures
À cause des coiffures qu'il faisait en soirée.
Et au moment de se mettre au lit,
Il me disait :
''Dieu, que je dormirai bien cette nuit !''
Il en était arrivé à penser
Que toutes les femmes le voulaient.
Mais quand j'ai vu son premier cheveu blanc,
J'ai eu un saisissement,
Une joie, une vilaine joie, mais si grande,
Si grande !!!
J'ai pensé alors : C'est la fin...
Je vais l'avoir pour moi seule, enfin.
Les comédiennes n'en voudront plus.
Mais, j' lui disais :''Mon pauvre Lulu,
C'est pas étonnant avec la vie
Qu' tu mènes,
Tu s'ras fini
Dans que'ques semaines.''
Maintenant, vous voyez ce qu'il fait.
Faut
Qu'il soit jeune, faut
Qu'il danse avec des femmes parfumées. "
Le médecin s'était levé
Et allait se retirer
(Il était plus de onze heures.)
Quand elle lui a demandé
Avec une sournoise œillade :
-" Voulez-vous me donner
Votre adresse ?
S'il était malade,
J'irais vous chercher, docteur. "
Puis elle s'approcha de son mari,
Lui fit une caresse
Et murmura : " Pauvre chéri ! "