Les mots, qui ne sont encore aujourd’hui que des mots, traduisent peu et mal le temps qui file, et avec lui ces actualités qui chassent d’autres actualités qui n’arrêtent pas de nous brusquer, nous faisant presque oublier que, depuis un mois – un mois, mais est-ce possible que cela passe si vite? –, des fantômes viennent nous hanter de jour comme de nuit, nous tirant par la manche et nous forçant à penser la vie comme la vie-la mort, cherchant vainement toute «revenance».
Pacte. Mais où en est le peuple, depuis un mois? Saine et simple question, n’est-ce pas? Où est ce peuple du 11 janvier, qui, par un dimanche de colère et de gravité, avait répondu massivement au défi lancé à ce que nous sommes et voulons être, laissant à penser collectivement – le contraire reste à démontrer – que l’ardeur citoyenne et sa symbolique étaient plus fortes que tous les renoncements, petits ou grands? Notre présent est rempli d’une sourde interrogation sur les manières de pouvoir maintenir un idéal démocratique face à la dérégulation des rituels les mieux établis (le vote), des institutions les plus caractéristiques de cet idéal (la République, la presse, etc.) aux prises avec la ligne de crête démagogique ou autoritaire, celle du monde de l’argent et de la finance. Doit-on craindre la prévision de Mallarmé, souvent revisitée par les faits: «Cette foule hagarde! Elle annonce: nous sommes la triste opacité de nos spectres futurs»? S’il s’agit de réinventer des gestes de résistance à l’oppression, est-il possible, comme le demandait Jacques Derrida, de retrouver si «facilement un ethos de citoyen véritable» dans une époque interpellée par tant de violences sociales, quand la plupart des pactes fondateurs ont été rompus?
«Pléiade». L’un de problèmes de notre époque? Le fétichisme des objets n’est plus de mise. Ainsi le bloc-noteur aurait-il souhaité garder le porte-plume et l’encrier d’un des amis de Charlie mort à sa table d’honneur. Mais impossible, la famille étant, légitimement, passée par là. Heureusement, l’ami disparu avait une passion secrète – et partagée – pour Mallarmé. Alors, en guise de consolation, le bloc-noteur s’est rabattu durant des semaines et des nuits sur un vieux volume de «la Pléiade» couleur tabac. Quelquefois, un seul culte funèbre mérite d’être honoré. Le culte funèbre du pauvre: la lecture.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité 6 février 2015.]