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[note de lecture] Yves Jouan, "Loires", par Jean Miniac

Par Florence Trocmé

Jouan Nous regardons Nous sommes 
quelques-uns 
à regarder 
 
Transcrivant ces vers d'Yves Jouan au lendemain des terribles attentats des 7 et 9 janvier derniers, j'y vois comme une invite à perpétuer ce temps proprement poétique, placide et persistant, qui nous réunit. Qui forme, irréductiblement, l'essentiel de notre communauté, et, quelque discrète qu'elle puisse être en apparence, la substance même de l'histoire. Car c'est bien quelque chose de l'ordre du temporel et de l'historique qui se joue dans la quête fluviale d'Yves Jouan. Loires : ce pluriel renvoie à un « nous ». Il évoque aussi la pluralité des possibles de l'acte poétique. Non pas que les prestiges de la poésie descriptive soient ici dédaignés (et on pense à d'autres grands inspirés de la thématique fluviale : les Latins Ausone dans La Moselle, Claudien avec Le Nil) : on en trouve des traces chez Yves Jouan, sur un mode mineur et discret, empreint de recueillement ; mais l'essentiel de son propos se recentre ailleurs, au prix d'un déplacement, voire d'un désenclavement : le texte d'Yves Jouan appartient à cette tradition trop méconnue et pourtant bien réelle de la poésie occidentale : celle du prosimètre, ou « mélange de prose et de vers ». Boèce dans La consolation de la philosophie (524), Alain de Lille dans La plainte de la nature (« Planctus naturae », XIIème siècle) y ont œuvré en leur temps. Et, plus près de nous, Aragon, auteur de deux grands prosimètres, Elsa (1956) et Le Fou d'Elsa (1963). Or, n'oublions pas qu'Aragon a sous-titré ce dernier : « poème ». De la même façon, Yves Jouan congédie la définition de la poésie comme vers pour l'installer sur le terrain beaucoup plus fructueux d'un savoir. En cela, la Loire est la grande institutrice : c'est à l'école de ses crues que le vers à son tour déborde de son lit, comme le figure la belle page 55, où, de part et d'autre de la strophe médiane et fluviatile, les berges de la prose semblent promises à de prochaines submersions : 
Je sais peut-être 
devant la Loire 
ce qu'est un vers 
et son débordement tranquille 
dans la crue in- 
calculée de la prose 
 
Le premier vers dit tout, et le rattachement essentiel de la poésie à son noyau générateur : le mot « peut-être ». La poésie, c'est l'exploration des possibles, de tous les savoirs possibles. Et cette quête irise chaque page du prosimètre d'Yves Jouan : à quels savoirs la Loire plurielle nous convie-t-elle ? Est-il possible de nous y retrouver, d'y avoir une assise commune ? Dans quelle temporalité ? Cette dernière question est au cœur du livre. 
 
La Loire n'a que faire des « injonctions du temps ». En elle se joue une antériorité profonde, malaisée à saisir et pourtant mystérieusement fécondante : « Le fleuve, dans l'ininterrompu de son cours, mêle à l'instant une voix antérieure qui ne fait que nous appeler, c'est-à-dire nous inviter à naître.  » L'essence d'une communauté possible semble se dissimuler dans les replis du fleuve. Il y a là quelque chose qui rappelle la grande méditation de George Oppen — et plus d'un passage du livre d'Yves Jouan sollicite ce souvenir : « River of our substance / Flowing / With the rest… » Quel est donc ce « nous » dont la Loire invite chacun à explorer et assumer la substance aux dimensions d'un temps singulièrement élargi puisqu'il étend ses ramifications du côté d'un avenir que l'on devine sans limites ? « Car nous avons devant nous, puis en nous — comme si elle avait gravi notre regard — la matière d'un temps dont la force impérieuse nous tire hors des pentes sujettes à d'invisibles et continuels ruissellements.  » 
 
L'ascèse, l'apprentissage qu'institue la fréquentation assidue du fleuve conduit à l'intégration de cette matière fluide, « quelque chose comme la substance d'un temps continuellement étranger au nôtre », et dont nous devenons les réceptacles, au lieu d'en être les victimes. 
On voit donc comment cette ascèse et cet apprentissage mobilisent des vertus assez peu valorisées dans la société d'aujourd'hui : les vertus contemplatives. Celles-ci campent le poète Yves Jouan dans une fluide et mobile permanence, et lui inspirent de beaux moments suspensifs, « tant y est présent l'instant, ce revers de l'éternité » : « Un héron passe. Les humains sont tenus au silence. Et le silence rassemble toutes les couleurs du jour, ses parenthèses. » 
Nul doute qu'en naissant ainsi à lui-même, il nous inclut également dans cette génération et qu'il installe sous nos pieds, en dépit de la position aujourd'hui marginale du poète, « un soubassement du monde ». 
 
[Jean Miniac] 
 
 
Yves Jouan, Loires, L'Atelier du Grand Tétras, collection Glyphes, mai 2014, 96 pages, 15 €. Avec cinq encres de Marianne K. Leroux. 
 


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