Je suis un ennemi du peuple.
Ou plutôt nous : ma classe, là d'où je viens, ces cadres et professions intermédiaires, qui en 40 ans sont passés d'environ 15 à 40% des actifs, ont largement dessiné le processus de moyennisation de la société française.
Un contingent qui a gonflé mais dont l'accroissement n'est pas venu de nulle part. Une proportion non négligeable de ces nouvelles classes moyennes et supérieures ayant leur origine dans les compartiments inférieurs de la société (employés, ouvriers surtout, et agriculteurs).
C'est peut-être à cause de ce que Bourdieu pointe comme une mentalité typique des « transfuges qui, souvent, éprouvent un profond malaise, parfois une grande honte à l'égard de leurs origines et de leurs expériences originaires. » qu'ils développeront un univers culturel commun se distinguant à la fois des classes supérieures (principalement sous l'angle des valeurs anti-bourgeoises jugées rétrogrades) mais aussi, surtout, des classes immédiatement inférieures.
C'est le glissement de la glorification de la figure prolétaire, comme agent historique pour des lendemains en chanson, à sa représentation en Groseille/Beauf/Bidochon dans de nouveaux médias assez typiques de cet entre-deux social, entre culture de masse et haute culture : cinéma et bande dessinée (on peut cependant remarquer, en se basant sur les mêmes matériaux, que ce qu'on n'appelait pas encore la culture bobo savait aussi produire sa propre critique avec l'exemple des Frustrés de Claire Brétécher).
De là il serait facile de voir chez ces renégats des complices objectifs du malaise ressenti par les classes populaires et dont on a traité récemment un des aspects sous le concept d'Insécurité culturelle.
Selon l'auteur dudit concept et si j'ai bien saisi sa problématique à travers ses seules interventions médiatiques – je n'ai pas lu son livre –, les classes populaires ressentiraient quelque chose comme une inquiétude, vive, vis-à-vis de ce qui change dans le monde et mettrait en péril leur mode de vie. Inquiétude qui s'appuierait sur un sentiment d'abandon non seulement physique – érosion et disparition de certains services publics dans la France rurale et péri-urbaine – mais aussi symbolique quand, au dénigrement sus-cité, se serait ajoutée, de la part des classes moyennes et supérieures, une préférence pour les luttes « différentialistes » (défense prioritaire des minorités ethniques, culturelle ou sexuelles, en gros).
Mais à ces responsabilités extérieures s'ajoute un élément d'ordre plus interne qui ne pèse sans doute pas pour rien dans le malaise. La tertiarisation, soit le passage des ouvriers aux employés (plus une montée du chômage dans ces catégories) n'a pas fait disparaître la classe populaire (qui en proportion reste assez stable avec près de 60% des actifs) mais l'a changée assez radicalement de nature. Changement qui a en quelque sorte détruit le schéma précédent sur lequel s’était construit l’identité culturelle collective (avec ses puissantes structures de cohésion, le PC, le syndicat, les comités d'entreprise, plus un certain paternalisme patronal, parfois). Pour l'instant, aucune nouvelle identité à même d'offrir un miroir positif en même temps qu'un moyen d'action ne semble avoir émergé. Seuls rassemblent a priori la nostalgie des temps anciens et la rancœur des laissés pour compte.
En bref, je ne sais pas si le concept d'insécurité culturelle est très utile ni très solide mais le malaise des classes populaires me paraît, lui, indéniable. Pour autant, on a un peu le sentiment que les auteurs qui le mettent en avant ne vont pas beaucoup plus loin (en plus de la désignations de coupables dont je suis) que l'inventaire des doléances et du ressenti. Dans le cas où les forces propres à structurer des propositions son en voie de disparition, cette méthode tient sans doute davantage de la mise à jour d'un segment de marché électoral que de la pensée politique.
Et puis il y a aussi quelque chose d'amusant à voir la culture de l'excuse revenir par la fenêtre de ceux qui, pour beaucoup, la dénoncent. L'exposé des problèmes sonne chez eux comme une forme de justification à ce que beaucoup encore – mais pour combien de temps ? – considèrent comme un acte répréhensible : le vote FN.