C’est en effet la France qui, faisant une fois de plus office de précurseur, devait franchir en 1973 une étape historique sur le chemin de la libéralisation financière internationale, en s’interdisant de recourir à la planche à billets de sa banque centrale. C’est à cette aune qu’il faut interpréter les nouveaux statuts de la Banque de France, adoptés le 3 janvier 1973 – et particulièrement leur article 25 – indiquant que « le Trésor public ne peut être présentateur de ses propres effets à l’escompte de la Banque de France ». Mettant ainsi littéralement et définitivement les Etats à la merci du système bancaire, puisque leur Trésorerie n’était de facto plus en droit d’emprunter auprès de sa banque centrale. Tournant crucial dans la gestion des finances publiques des nations occidentales (et même mondiales) qui emboîtèrent le pas à la France, ne devant du reste rien au hasard à une époque où la France était présidée par un ancien banquier, Georges Pompidou. Et peu importe après tout si la dette publique française, de 20% du PIB en 1970, devait dès lors connaître une descente aux enfers ininterrompue.
Pour autant, cet épisode ne fut guère que le tout premier jalon d’une emprise monétariste coulée dans les institutions dès 1976 par Raymond Barre, « meilleur économiste de France », – successivement Ministre puis Premier Ministre de VGE – qui devait présider aux destinées du premier gouvernement authentiquement néolibéral d’Europe. Bien avant l’arrivée au pouvoir de Thatcher en 1979 en Grande Bretagne et de Reagan en 1981 aux Etats-Unis, c’est donc la France qui fut la première à mener la charge contre les dépenses publiques, contre les syndicats et pour la réduction des aides sociales. En réalité, sans Barre et sans ses fameux plans, pas de Zone Euro à la fin des années 1980 car c’est sous son haut patronage que l’Europe prit le tournant mercantile qui en fait fièrement aujourd’hui sa marque de fabrique.
Ce n’est donc pas tant l’axe franco-allemand qui devait modeler l’Europe que l’uniformisation et l’assèchement progressifs du débat économique et financier à travers l’Europe « de l’Ouest ». C’est cette union sacrée contre les dépenses et contre les déficits dans un premier temps, puis pour le marché libre et pour l’auto régulation des acteurs de la finance (sous Beregovoy le socialiste à la fin des années 1980) qui devaient creuser le sillon -et aujourd’hui la tombe- de l’Union européenne. C’est donc la France qui, la première, a défini et posé les fondations de la sacrosaint intégration européenne qui, par rigueur budgétaire interposée, devait dès lors tétaniser et monopoliser tout le débat macroéconomique continental. C’est à Raymond Barre que l’on doit la mise au placard définitive de l’idéal keynésien gaulliste. Comme c’est à partir de son règne que l’emploi ne fut plus considéré que comme une simple variable au service de la stabilité financière.
C’est donc de 1976 (avènement de Barre et de ses plans) qu’il est possible de dater l’an zéro de l’infâme austérité, ainsi que le degré zéro de l’humanité, car l’emploi ne figurait dès lors plus au priorités gouvernementales. De fait, cette infection monétariste fut l’impulsion décisive à une aggravation irrémédiable des taux du chômage qui ne retrouvèrent plus jamais leurs niveaux des années 1970.
Ce n’est donc pas l’Allemagne, ni Madame Merkel ou la Troïka et autre Commission Européenne qu’il convient de blâmer aujourd’hui pour la déflation, pour l’austérité et pour le chômage qui atteint 50% dans certains pays d’Europe. C’est les économistes et gouvernants français de la fin des années 1970 et du « tournant de la rigueur » dès 1983. Certes, le déclin de la pensée et de l’intelligence françaises ont-ils autorisé un passage du témoin en faveur d’une Allemagne qui impose actuellement sa règle du jeu à l’Union. Pour autant, celle-ci n’est pas en reste et perpétue fièrement la doxa néolibérale initiée par la France, patrie de Jean-Baptiste Say.
Il suffit en effet de constater comment le premier exportateur mondial entretient ses routes qui se détériorent (y compris à l’Est où elles ont été refaites il y a vingt ans). Ou comment l’Allemagne s’occupe de ses écoles, de ses universités et de son corps enseignant laissés pour compte. Voire de son réseau internet qui ne dessert pas ou très difficilement certaines régions du pays. Sous le prétexte donc de vouloir épargner pour les générations futures, Schäuble – l’homme de fer allemand – prend littéralement en otage ses compatriotes (et avec eux les peuples de l’Union) et, ce, selon une ampleur similaire à celle des années sombres de Weimar et du chancelier Brüning.
En attendant, il ne faut plus rien espérer aujourd’hui de nos politiques français dont l’ambition suprême est de parvenir à « 1% de croissance »… Si les marchés et si la main omniprésente et par trop visible du néolibéralisme veulent bien la leur octroyer.
Source : Centpapiers