Ce jour d’été, Érik marchait sur les plaines d’Abraham accompagné de son seul lecteur mp3. Après la mort de mon ami, j’ai découvert parmi ses papiers ce texte proprement mystique que je crois nécessaire de publier dans le Chat qui louche avec l’aimable soutien de son éditeur. Pour le reste, je préfère taire les circonstances étranges dans lesquelles disparut cet homme qui m’était si cher. Je laisse donc la parole à celui qui me manque :
Tout en admirant la nature souveraine, mais relativement domestiquée du Parc des Champs-de-Bataille, j’ai décidé d’écouter l’un de mes morceaux préférés : l’adagio du premier quintette pour piano et quatuor à cordes de Gabriel Fauré. J’ai toujours aimé ce mouvement de l’œuvre du maître français. Mais, ce jour-là, dès les premières mesures, il m’affecta comme jamais. J’entendais dans cette musique une douce mélancolie et l’immense espoir de créatures qui peu à peu s’élèvent vers un monde de lumière qui leur est inconnu, dont elles n’ont que le pressentiment. Il me semblait que le soleil sur l’herbe et dans les feuillages révélait la poussée musicale du règne des végétaux. L’adagio de Fauré disait la vérité d’une volonté de puissance devenue sublime, d’un univers d’êtres qui secrètement tendent vers ce surplus d’existence qu’est leur accomplissement dans la dimension divine du réel. Et je sentais qu’une part de moi, dont je n’avais été qu’à demi conscient, participait à l’œuvre alchimique de la nature. La musique de Fauré faisait apparaître un paysage que je n’avais pas encore vu, celui d’une nature qui de ses transmutations intérieures tire l’Image sacrée qui fut toujours sa vérité latente, l’image d’un monde pacifié, d’une beauté parfaite, dans lequel l’Esprit trouve son juste repos. Je voyais dans l’azur une prémonition d’un temps où enfin tous seront réconciliés, où tout sera justifié – et il me semblait que le moindre brin d’herbe s’efforçait d’être un brin d’herbe parfait afin de rejoindre son principe intelligible, et que chaque feuille de l’arbre était une exaltation de la sève, dont le vert émeraude vibrait d’une lumière surnaturelle – et je sus de manière certaine que toute beauté de la matière était l’expression du sacré, d’un ordre divin suprêmement intelligible – et soudain je connus un bonheur d’une telle intensité, je fus transporté avec tant de force au-delà de moi-même, que je sentis que ce n’était plus moi qui vivais, mais celui qui en moi existe depuis plus longtemps que moi-même, qui est plus ancien que tous les cycles du cosmos, qui est éternel, qui est en moi la vraie présence de l’Esprit, celui contre qui les portes de l’enfer ne prévaudront point. Je ne doutais plus : pendant un instant qui dura une éternité, je sus qu’il y avait un Dieu, Sa présence m’était aussi évidente que celle du soleil sur mon visage. Oui, au-delà de toute croyance, je savais que le Royaume de l’amour, de
l’intelligence et de la beauté existe ; que Dieu n’est pas dans un quelconque ailleurs, qu’Il est la dimension profonde de notre réalité dans laquelle tout est accompli, parfait, pacifié ; et qu’Il inspire aux hommes leur désir d’élévation. Quelle ferveur j’éprouvai, quelle reconnaissance ! Plus rien ne m’était étranger, le moindre brin d’herbe m’était un frère. Quelle joie infinie je ressentais ! Comme soudain tout était beau, surnaturellement beau ; comme tout était bien. J’avais franchi le miroir, je vivais dans le monde réel, celui de ma propre éternité, de l’éternité de chacun – et même un brin d’herbe dans son principe est éternel. Oui, quelle joie ! À travers ses luttes parfois immondes, malgré toute la médiocrité dont on est trop souvent témoin, la création couve une joie infinie.Pendant un moment sans commencement ni fin, qui dura peut-être quelques minutes, j’ai marché dans l’Esprit divin au milieu des arbres des plaines d’Abraham. Pendant un moment, je fus l’égal de Dieu parce que j’étais l’objet de tout Son amour. Pendant un moment, j’ai percé le mystère de ma condition.
Frédéric Gagnon