Les écrivains ont fréquemment consacré des ouvrages aux maîtres de la peinture ; au XIXe siècle, Théophile Gautier, Baudelaire, Huysmans et Zola, notamment, publièrent des comptes rendus de Salons, des articles d'esthétique, voire des essais dont certains font aujourd'hui encore autorité. La réciproque est plus rarement vérifiée ; il est vrai que les peintres, généralement, se sentaient moins à l'aise la plume à la main que la brosse. Cette économie d'expression rend d'autant plus intéressants les textes que Jacques-Emile Blanche écrivit sur son ami Marcel Proust, dont il réalisa, en outre, un célèbre portrait à l'huile (1892, Musée d'Orsay) qui nous laisse l'image d'un jeune dandy de 21 ans.
Ces textes, pour le moins oubliés (tel fut le sort de la plupart des articles et livres qu'il écrivit), ont été récemment réunis sous le titre Portrait de Marcel Proust en jeune homme (Bartillat, 128 pages, 12 €) ; ils constituent un singulier témoignage sur un écrivain qui n'était pas encore l'auteur d'A la Recherche du temps perdu, mais un collégien, puis un habitué des salons mondains. Bien entendu, comme le souligne Jérôme Neutres dans sa préface, " parce que c'était Blanche, parce que c'était Proust, le génie du dernier les a inexorablement maintenus à une certaine distance ". Ce constat, cruel, nous place devant une évidence qui frappe autant l'amateur de littérature que celui de peinture : s'ils fréquentaient les mêmes lieux, ils évoluaient dans des univers différents.
Pour autant, les témoignages de Blanche restent éclairants (parce que souvent peu éclairés) d'abord sur le modèle, puis sur l'ambiance qui régnait dans les cénacles aristocratiques et bourgeois du temps, où l'arbre de la littérature peinait à dissimuler la forêt des commérages et des mots assassins, même si les clefs que le peintre croit révéler des sources auxquelles Proust puisa pour composer ses personnages de fiction se révèlent, elles aussi, passablement assassines...
In fine, ce Portrait de Marcel Proust en jeune homme est aussi un portrait en creux de Jacques-Emile Blanche qui, avec le recul dont nous bénéficions, ne milite guère en sa faveur. Il est piquant de voir le peintre mondain reprocher à l'écrivain son goût pour les mondanités ; il est tout aussi piquant de mesurer le fossé qui sépare un artiste passéiste d'un auteur résolument contemporain. Chaque page témoigne de ce rendez-vous intellectuel manqué qui, paradoxalement, donne à ces textes toute leur saveur. C'est pourquoi le lecteur suit volontiers Jérôme Neutres lorsque ce dernier précise, en forme de conclusion : " Jacques-Emile Blanche s'est enfermé dans la nostalgie des visages et des valeurs d'un monde disparu, quand Marcel Proust construisait sur les cendres de cette société une nouvelle écriture, et donc, un nouveau monde. "
Signaler ce contenu comme inappropriéÀ propos de T.Savatier
Ecrivain, historien, passionné d'art et de littérature, mais aussi consultant en intelligence économique et en management interculturel... Curieux mélange de genres qui, cependant, communiquent par de multiples passerelles. J'ai emprunté aux mémoires de Gaston Ferdière le titre de ce blog parce que les artistes, c'est bien connu, sont presque toujours de mauvaises fréquentations... Livres publiés : Théophile Gautier, Lettres à la Présidente et poésies érotiques, Honoré Campion, 2002 Une femme trop gaie, biographie d'un amour de Baudelaire, CNRS Editions, 2003 L'Origine du monde, histoire d'un tableau de Gustave Courbet, Bartillat, 2006 Courbet e l'origine del mondo. Storia di un quadro scandaloso, Medusa edizioni, 2008
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