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[note de lecture] Jack Kerouac, Allen Ginsberg, "Correspondance,1944-1969", par Jean-Pascal Dubost

Par Florence Trocmé

[note de lecture] Jack Kerouac, Allen Ginsberg, L'édition des lettres échangées entre Jack Kerouac et Allen Ginsberg que Gallimard propose à la lecture est un choix drastique (72 lettres) lui-même effectué dans le choix non moins drastique de l'édition américaine qui a sélectionné les 2/3 de la trois centaine de lettres retrouvées. Les deux écrivains eurent très tôt conscience de leur œuvre, et conservèrent et organisèrent la totalité de leurs échanges épistolaires (" Un jour "Les Lettres d' Allen Ginsberg à Jack Kerouac" feront pleurer l'Amérique ", écrivait Kerouac à Lawrence Ferlinghetti en 1961), ce qui accrédite leur édition (car on ne peut s'abstenir d'une certaine défiance à l'égard d'éditions posthumes d'écrits en marge de leur œuvre d'écrivains majeurs, et point vouées à une édition anthume, comme leurs journaux, leur correspondance, leurs manuscrits inachevés etc.)
En cette édition, quoiqu'elle soit expurgée, on mesure une nouvelle fois avec quelle force et verve les deux figures de proue de la Beat Generation, Jack Kerouac et Allen Ginsberg, se virent dès leur jeune âge, en prise et en proie aux démons de l'écriture et à tout prix et au rythme d'une vie alerte et anticonformiste et en amitié passionnelle, et ce, avec une foi non pareille (à l'âge de 22 ans, Jack Kerouac écrivait à son ami " j'ai la prétention de croire que l'art est potentiellement la chose ultime. ") Quelques mois après leur rencontre, donc, en 1944, Kerouac a 22 ans, Ginsberg, 18, un long déroulement épistolaire prend forme entre eux qui, le temps passé et les protagonistes disparus, pose une pierre supplémentaire sur l'histoire d'un mouvement devenu mythique. Les premiers échanges filent à vitesse beat, au rythme du tempo du cœur, selon une des définitions du mot " beat " par Kerouac, ils s'écrivent comme ils parlent, frénétiques. Dès 1945, Kerouac annonce à Ginsberg " tu seras peut-être surpris d'apprendre que j'écris en quantités prodigieuses. À la minute où je te parle, je suis en train d'écrire trois romans, et je tiens un imposant journal par-dessus le marché. Et je lis !... Je lis ces temps-ci comme un fou ", très vite Kerouac eut une vision programmatique de son devenir d'écrivain. Et cela demeure tout au long de cette correspondance comme une volonté sans failles ni quasi doutes. Sans péremption, Kerouac l'affirme haut et fort à moult reprises, il est habité, " Sur la route est inspiré dans son intégralité... Je peux le dire maintenant en repensant au déferlement de la langue. Comme Ulysse, il devrait être traité avec la même gravité [...] Je sais désormais où je vais ", écrit-il en 1952, " j'ai l'intention d'être le plus grand auteur au monde " (1955), raison pour laquelle il entrera en colère furieuse à la lecture des réserves critiques de Ginsberg au sujet du manuscrit (" Je pense que le livre est génial mais fou, pas au bon sens du terme, et qu'il doit être sur le plan esthétique et dans l'idée de le faire publier, repris et reconstruit " (Allen Ginsberg, 1952). Prolixes, les deux auteurs l'étaient également en lectures, Kerouac évoquant de nombreuses fois les auteurs qui le conduiront vers des livres à dimension " colossale " et à dessein plus grand (" Visions de Bill sera particulièrement déchaîné et plus grandiose que Tristram Shandy) " : François Rabelais, James Joyce, Miguel de Cervantès et bien d'autres brilleront comme des phares exemplaires ; Jean Genet, Antonin Artaud, Henri Michaux éclaireront Ginsberg vers des expérimentations d'écriture parallèles à des expérimentations de la folie ou de l'inconscient. Des lettres fleuve, narratives, des brouillons de textes, des ébauches, des lettres illuminées, visionnaires, mystiques (leur correspondance semble être un laboratoire parfois des leurs livres en cours, ainsi y reconnaît-on, de Ginsberg : " semaine dernière ai écrit les premières lignes d'une grande élégie formelle pour ma mère - Adieu/avec long soulier noir. Adieu/corsets smockés et baleines métalliques/adieu parti communiste et bas filé/Ô mère/Adieu... ", une ébauche de la quatrième section du futur Kaddish) ; et puis des passages oniriques, ou purement matériels (Ginsberg, en période de vaches maigres, réclamant de l'argent à Kerouac, et il sera souvent question de ces considérations matérielles dans leur correspondance, nous rappelant que ces écrivains aujourd'hui portés aux nues officielles durent connaître des temps de méchante galère, pour maintenir le cap), des passages fiévreux sur leurs visions ou illuminations de toutes sortes. Tous les acteurs de la Beat Generation y sont évoqués, comme des ombres passantes et brûlantes. Certaines de ces lettres sont de vrais petits bijoux littéraires, c'est toute la verve beat, qu'on lit, des morceaux de prose spontanée, mais aussi le parcours de deux écrivains et amis dont les chemins se sépareront, pour cause de divergences de pensée, l'un, Kerouac, plus intransigeant, et crevant de son intransigeance malgré le succès, l'autre, Ginsberg, plus diplomate et stratégique ; l'un se brûlant les ailes en pleine ascension, l'autre s'élevant lentement mais sûrement. Les mots " Beat Generation " et " beat " les opposeront violemment ; Kerouac considérant comme sobriquet indigne que celui de " beatnik " inventé par un critique littéraire (Herb Caen) pour gausser ces artistes qu'il soupçonnait de communisme, un sobriquet qui engendrera le mot et mouvement hippy dont Allen Ginsberg se fera le chantre, au grand dam de Kerouac, si ce n'est pour sa plus grande exaspération. " Le dictionnaire American College m'a envoyé sa définition bien coincée de "beat generation" et voulait savoir si je souhaitais la réviser, la modifier ou en proposer une nouvelle. La leur était exécrable ", écrit Kerouac en 1959, et de rectifier, " Alors je leur ai envoyé ceci : "beat generation", membres de la génération arrivée à maturité après la Seconde Guerre mondiale et la guerre de Corée qui prônent une certaine détente par rapport aux pressions sociales et sexuelles et épousent des valeurs anti-dirigistes, de désaffiliation mystique et de simplicité matérielle, en conséquence sans doute des désillusions de la Guerre Froide. Terme inventé par JK. " À l'évidence, ces échanges épistolaires provoquaient une réciproque et formidable émulation d'écriture, voire, parfois, une positive influence : la sagesse de Ginsberg sur Kerouac, l'ivresse d'écriture de Kerouac sur Ginsberg ; il y avait un lien fusionnel entre eux, qui mena à la rupture, mais l'un sans l'autre auraient-ils été ce qu'ils sont devenus ? La présente correspondance pose cette très instructive question sur l'histoire du mouvement appelé Beat Generation. On attend avec impatience les Journaux de bord 1947-1954 de Jack Kerouac, à paraître chez Gallimard en 2015.
[Jean-Pascal Dubost]

Jack Kerouac, Allen Ginsberg, Correspondance,1944-1969, Gallimard, 2014, 29€.
fiche du livre sur le site des éditions Gallimard.


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