Par réalisme politique, Bourguiba avait renoncé à son utopie révolutionnaire de faire accéder l’Islam à sa contemporanéité que le peuple musulman de Tunisie mérite, en se contentant de dire « qu’il sera compris dans quarante ans ». L’homme politique dont il assumait la charge a fini par l’emporter sur le Réformateur des mentalités et de l’Islam qu’il avait ambitionné d’être. Laissant le champ ouvert aux idéologues qui ont trouvé plus facile de recourir à cette panacée contradictoire qui consiste à concilier Authenticité et Ouverture .Et ce, en se forçant à avancer dans cette position de grand écart réflexif, pour le moins intenable . En conséquence de quoi, l’Islam Progressiste auquel il voulait identifier laTunisie Moderne, qu’il a refusé de qualifier de laïque, a été remplacé dans les discours politiques dominants, ceux du pouvoir et ceux de l’opposition, par la formule vague et moralisante à souhait de « l’Islam modéré et tolérant ». Signe de cette mutation défaitiste de « l’Islam progressiste » (le qualificatif est de Bourguiba), en une religion qui prône la modération et la tolérance, en lui ajoutant, au gré des circonstances, l’amour chrétien de son prochain, l’oubli de ce concept clé de l’interprétation du message Mohammadien qui est Al Jihad Al Akbar ( Le Combat Suprême).Celui-ci, de pratique quotidienne du don de soi et de la lutte contre les égoïsmes sacrés, va devenir l’attribut d’un homme que l’on va idolâtrer en le qualifiant de » Combattant Suprême ». Ainsi dé-spiritualisés, l’Islam et son précepte de l’agir humain dont Allah et son Prophète en sont témoins, va abandonner l’action politique aux mains des gestionnaires du pouvoir, stratèges de sa conquête et techniciens de son exercice.
Abandonnant par la même, les âmes des citoyens, non pas à leur libre arbitre que ces derniers ne sont pas capables d’assumer en partant de leur « conscience d’individu isolé », mais aux marchands de spiritualité en boîtes (ou en pilules) qui vont les arroser ,au quotidien, de prêche en tous genres, annihilant en eux toute velléité de penser par soi-même.
Comme Bourguiba, l’avait expliqué longuement, dans son discours du 8 Février 1961, qui sera discrètement oublié (censuré) par le pouvoir, la neutralisation politique de l’Islam, va provoquer une « cassure au sein de la Nation » (le mot est de Bourguiba) et laissera la porte ouverte aux aventuriers qui transformeront l’Islam des conservateurs en idéologie politique rétrograde qui ensevelira le Jihad Al Akbar sous Le Jihad, interprété comme Guerre sainte, contre les sociétés musulmanes elles-mêmes.
Aujourd’hui, le mal est fait et la cassure est bien là. Ceux qui nous en veulent depuis que Bourguiba a été déclaré apostat , en 1974, par le Mufti de Saoudie, Abdelaziz Ibn Baz, se sont engouffrés dans la faille, en faisant importer par des aventuriers politiques tunisiens, l’Islamisme dévastateur, dont la démocratie vient d’en révéler le degré élevé de nuisance. Et la question ne se pose plus en termes de prévention, mais de vivre avec le mal et surtout d’essayer de guérir la population de ceux qui en sont atteints.
Les résultats des élections constituent une sorte de radiographie qui permet de conclure sur une nette régression du mal et l’observation d’un état de convalescence, avec des risques de rechute, au cas où on ne renonce pas aux méthodes de lutte et de prévention, déjà utilisées et avérés inadéquates.
Parmi ces méthodes, le recours aux « prêches modérés », à la potion magique d’authenticité et d’ouverture et à l’usage non spécifié des solutions sécuritaires.
Par contre ce dont on peut être certain, c’est que le meilleur moyen de redonner à notre société la santé, toujours relative, qu’elle mérite, c’est d’approfondir, en son sein,la culture démocratique, par une pratique politique qui bannit toute forme d’exclusion. En allant jusqu’à considérer que même ceux qui s’excluent d’eux-mêmes, (en dehors des personnes dont les actions violentes sont jugées criminelles) ont droit à une prise en charge de thérapie politique, en vue de les concilier avec le corps social dans son ensemble.
Si l’on trouve que ce discours qui parle d’Islamisme comme d’une maladie est à résonance d’éradication, je dis qu’il l’est. Mais l’éradication, n’est pas toujours synonyme de violence et , quand il s’agit de préserver la santé politique de la nation , elle doit compter sur la généralisation du recours au dialogue libre et l’apprentissage du mode de penser libre, dont la notion de liberté qui lui sert de fondement n’est pas une fin en soi, ou un alibi destiné à parasiter la liberté du penser.