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[feuilleton] Terre inculte, par Pierre Vinclair, #5, La clôture

Par Florence Trocmé

Terre inculte, #5, La clôture 
 
5    Winter kept us warm, covering 
Earth in forgetful snow, feeding 
A little life with dried tubers. 
Summer surprised us, coming over the Starnbergersee 
With a shower of rain; we stopped in the colonnade 
10    And went on in sunlight, into the Hofgarten, 
And drank coffee, and talked for an hour. 
Bin gar keine Russin, stamm’ aus Litauen, echt deutsch.  
And when we were children, staying at the arch-duke’s,
My cousin’s, he took me out on a sled,
15    And I was frightened. He said, Marie,
Marie, hold on tight. And down we went.  
In the mountains, there you feel free.  
I read, much of the night, and go south in the winter.
 
5. 1. Il est des cas où l’élucidation (voir 0. 3) semble être une condition nécessaire, sinon suffisante, de la compréhension : un prérequis de la lecture. Par exemple, lorsque son objet est le nom propre, ou le pronom. Soit quand la référence est une chose singulière (un individu, un lieu) et non une classe d’individus ou d’objets. Ici, « us » (v. 8), « Starnbergersee » (v. 8), « we » (v. 9, v. 13, v. 16) « Hofgarten » (v. 10), « He » (v. 14, v. 15), « Marie » (v. 15, v. 16), « I » (v. 15, v. 18). Parmi ces noms propres et pronoms, certains peuvent être définis par d’autres éléments du texte (dans une activité qui, ne sortant pas de la clôture du texte, relève encore de l’« interprétation »), tandis que d’autres nécessitent une recherche d’informations relatives aux sources d’Eliot (ce que nous appelons proprement « élucidation »).  
 
5. 1. 1. À s’en tenir à l’interprétation, « us » peut être entendu comme renvoyant à {narrateur + Marie}, « Starnbergersee » et « Hofgarten » sont des lieux situés en Allemagne, « we » renverrait tantôt (v. 9) à {narrateur + Marie} et tantôt (v. 13, v. 16) à {Marie + l’archiduc}, « He » serait un archiduc allemand, « Marie » sa cousine, et « I » Marie. 
 
5. 1. 2. Élucidons. « Starnbergersee » est un lac près de Munich et « Hofgarten » un parc de cette même ville où T. S. Eliot s’est rendu l’été 1911. Il y a rencontré une certaine Marie Larisch, comtesse et cousine de l’archiduc Rudolph, mais aussi de Franz-Ferdinand, dont l’assassinat à Sarajevo a marqué l’origine de la première guerre mondiale. Ici précisions et hypothèses, pour savoir duquel des deux il peut s’agir.  
5. 1. 3. Si l’élucidation ne porte que sur l’anecdote (et n’ajoute en cela rien de véritablement crucial à la signification du passage : que le voyage d’Eliot ait eu lieu en 1911 ou 1912, que Marie soit Larisch ou non, qu’importe ?), elle permet néanmoins – et ce n’est pas rien, peut-être – de confirmer l’interprétation. Et d’en écarter d’autres : par exemple, que la Marie en question soit la vierge mère du Christ.  
 
5. 1. 4. La traduction du v. 12 ne nous apprend pas grand-chose, puisque cette phrase signifie quelque chose comme : « Je ne suis pas Russe, mais d’origine lituanienne, vraiment allemande. » L’incapacité à la traduire n’aurait pas donné une information bien différente : la locutrice est allemande. 
 
5. 2. And down we went
 
5. 2. 1. Souvenons-nous d’abord que le premier vers du poème (voir 3. 1. 1) était originellement « First we had a couple of feelers down at Tom's place ». Ici comme là, ce « down » est embêtant d’une polysémie et d’une pluralité de fonctions (verbe, adverbe, préposition, nom) bien difficile à rendre en français. Est-ce la raison pour laquelle P. Leyris l’abandonne tout à fait (« Et nous voilà partis », traduit-il) ? 
 
5. 2. 2. Comparer « And down we went » et « And we went down ». On dirait que dans la première expression le « down » aspire le « we » ; on ressent presque la gravité. Comment rendre cette impression en français ? Il me semble (mais je délire peut-être) que le passé simple de dévaler, avec son accent circonflexe et son double –a, produit une sorte de haut-le-cœur comparable : 
  
Et nous dévalâmes
 
5. 3. Si ce passage conserve des éléments des trois premiers vers (gérondif en contre-rejet, thème des saisons, goût des paradoxes (l’hiver nous tint au chaud), le personnel des plantes et tubercules, la terre), il relève d’un régime discursif tout à fait différent : nous sommes sortis de l’affirmation générale, thétique, sur les saisons, pour s’enfoncer dans une anecdote, ou plutôt deux anecdotes enchâssées l’une (l’enfance de Marie) dans l’autre (la conversation du narrateur et de Marie), la phrase allemande jouant le rôle de frontière entre ces deux niveaux narratifs.  
 
5. 3. 1. À quoi aboutit cette méditation sur les saisons entamée au premier vers par des considérations sur le printemps ? Le printemps est cruel à force de réveiller la vie, on oublie au chaud dans l’hiver, l'été surprend.  
 
5. 3. 1. 1. Faut-il présupposer l’existence de « champs lexicaux » dans la langue, dans la culture (c’est-à-dire, presque en soi) ? Sans doute, en effet, le poème compte-t-il, comme matière première, certaines structures (les quatre saisons sont quatre) ou certaines figures (les paradoxes sont des paradoxes) ; non seulement, il les compte – mais il compte sur elles. On a ainsi quelque chose qui passe de la production à la réception : non seulement on s'appuie sur l'existence culturellement admise de quatre saisons, mais on s'attend à ce que le récepteur connaisse ce code culturel (et non pas que ce soit un individu des tropiques, pour lequel il n'y aurait que saison des pluies et saison sèche).  
 
5. 3. 1. 2. Mais l’automne ? Où est l’automne ? Faut-il, et comment, interpréter cette absence ?
 
5. 3. 2. Comment comprendre le dernier vers ? Par l’absence de lien logique avec ce qui précède, le pronom « I » peut aussi bien faire référence à Marie qu’au narrateur qui disait « we » au vers 5.  
 
5. 3. 2. 1. Dans les deux cas, il est bien difficile – et malgré le rappel du thème des saisons – de comprendre comment le sens de ce vers s’articule avec ce qui précède : le temps change (on passe au présent – du passé de l’enfance heureuse au présent de la terre stérile ?), et il n’a jusqu’alors jamais été fait mention de la lecture. Le vers, plutôt que clôturer le paragraphe, en fait béer le sens.  
 
5. 3. 2. 2. Du reste, rien ne nous dit que ce « I » doive être l’un ou l’autre. Il peut aussi bien renvoyer à une troisième personne, et ouvrir infiniment, irrémédiablement, la signification du texte. 
 
5. 3. 2. 3. De même (rapport à 5. 1. 3.) qu’est-ce qui nous dit qu’Eliot ne voulait pas, justement, que l’on songe à la vierge ? L’élucidation clôture le texte ; mais que le texte doive être clos, qu’est-ce qui le dit ? 
 
5. 3. 2. 3. 1. Que veut dire que le texte « doive » être ceci ou cela ? Qui dit ce que le texte doit être ?  
 
5. 3. 3. 3. 2. La radicale nouveauté d’un tel poème consiste ainsi peut-être moins dans le fait que son sens est ouvert, que dans le fait que l’on ne sache pas si le sens est ouvert ou fermé – c’est-à-dire qu’il est livré sans mode d’emploi (voir déjà 4. 3. 2. 2.).  
 
L’hiver nous tint au chaud, couvrant 
Terre de neige d’oubli, nourrissant 
De tubercules secs une petite vie.  
L’été nous surpris, traversant le Starnbergersee 
Avec une averse ; nous nous arrêtâmes sous les arcades 
Et poursuivîmes dans la lumière du soleil, dans le Hofgarten, 
Et bûmes du café, et conversâmes une heure.  
Bin gar keine Russin, stamm’ aus Litauen, echt deutsch.  
Et quand on était enfants, de passage chez l’archiduc, 
Chez mon cousin, il m’a pris sur un traineau 
Et j’ai eu très peur. Il a dit, Marie,  
Marie, accroche-toi bien. Et nous dévalâmes. 
Dans les montagnes, c’est là que tu te sens libre.  
Je lis, presque toute la nuit, et je trace vers le sud en hiver.  
 
 
 
Rappel, Pierre Vinclair a entrepris de donner, sous la forme d’un feuilleton, (parution hebdomadaire, le lundi) une lecture approfondie et une nouvelle traduction du livre de T.S. Eliot, The Waste Land. Épisodes précédents : #0 & #1, #2, #3, #4  
 


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