Si j'avais découvert Les corps inutiles au cours d'une séance de lecture à l'aveugle j'aurais parié sur l’auteur tant il correspond au "style Bertholon". C’est encore un duo de sœurs. Il est encore question de poupées. Et c’est encore un sujet qui touche à la liberté de mouvement et aux sensations.
Delphine Bertholon explore le déséquilibre inné ou acquis. Je devrais écrire "ou subi". Dans un de ses premiers romans, Twist (que je n’ai pas chroniqué parce que le blog était alors balbutiant et que je recommande vivement), elle relatait l’histoire d’un rapt en pointant les ressorts psychologiques que la jeune fille activait pour parvenir à se sortir de la relation d’emprise de son ravisseur.
Cette fois le crime est différent. Il s’agit d’une tentative de viol que Clémence conjure en sacrifiant toute sa sensibilité. C'est le moyen que l'adolescente a trouvé pour conserver sa liberté. Une stratégie de survie en quelque sorte. En paralysant ses émotions elle refoule les mauvais souvenirs qu'elle n'a pas pu partager avec des adultes bienveillants. Son corps lui devient étranger, mais il demeure et le titre résonne comme une provocation. Aucun corps n'est inutile à proprement parler.
Le récit entrecroise le présent et le passé. Le lecteur navigue entre le passé et le présent, entre l’année où les faits ont eu lieu, la jeune fille avait 15 ans, et aujourd’hui alors qu’elle en a 30 et mène cahin-caha sa vie d'adulte. Les évènements sont encore si douloureux qu’ils justifient d'être relatés à la troisième personne dans les chapitres consacré à cette quinzième année. Arrivée à l’âge de 30 ans Clémence est parvenue à un peu de distance et peut s’exprimer en utilisant le " je".
Clémence n’a plus de sensations mais elle a des émotions. Je ne sens rien mais je ressens tout, je baise donc je suis, je suis un être humain (le mot figure entre guillemets à la page 60 et toute la phrase est placée entre parenthèses alors que l’information est de nature essentielle).
Beaucoup de mentions surgissent ainsi entre parenthèses, comme enchâssées dans le texte, jouant le rôle de notes de bas de page, comme des pensées additionnelles en quelque sorte. Elles sont souvent très touchantes, comme celle-ci (page 64) où replongée à l’âge de 15 ans elle souhaite devenir insensible et grandiose, voir le monde derrière des yeux de verre, et ne plus avoir mal. (Elle ne savait pas encore qu’il fallait quelquefois se méfier de ses désirs).
La relation d’amour qui unit les deux jeunes filles au-delà de leurs différences de tempérament et de vécu est très forte. Elle compense un peu la fausseté des rapports avec des parents auxquels on a menti ou évité de démentir. (Page 178)
Sa sœur, Suzanne, espère le meilleur. Clémence redoute le pire. Elle a des doigts en or pour dessiner et peindre mais elle n’a pas la main verte. Ses cheveux sont rouges, encore une provocation. Qui plus est, elle est affectée d’une exquise anomalie, l’hétérochromie. Autrement dit ses deux yeux ne sont pas de la même couleur, ce qui n'est pas vérifiable sur l'illustration de la couverture ... (une photo magnifique choisie par Delphine parmi celles d'une artiste qu'elle apprécie beaucoup, Anka Zhuravleva).
Quand son amie Sophie la trouve rafraichissante elle trouve l’idée amusante, et même en quelque sorte rassurante car cela signifie qu’elle est une fiction, pas seulement pour elle-même (page 140).
Le roman fouille d'une certaine façon la question du pardon et de l’oubli. Ce n'est pas parce que le crime n'a pas été consommé (il ne s'agit "que" d'une tentative) qu'il n'en est moins grave et lourd de conséquences. Avec un prénom qui évoque la douceur, Clémence finira-t-elle par recouvrer la sérénité ? Peut-être avec Arthur dont le prénom fait penser à la chevalerie.
Je me demande souvent si le choix du prénom des protagonistes est totalement conscient chez les auteurs. En tout cas je suis d'accord avec Delphine : Avec l’inconscient il n’y a jamais de coïncidence (page 252).Delphine Bertholon est l’auteur de Twist, L’Effet Larsen, du très remarqué Grâce et, plus récemment, du Soleil à mes pieds, tous parus chez Lattès, les trois derniers tous chroniqués sur le blog.
Elle cisèle, de livre en livre, un style bien particulier à mi-chemin entre réalité et science-fiction, avec beaucoup de psychologie, et une écriture qui éclaire la narration. Par exemple : Mon répondeur clignotait, trois messages écarlates dans l’habitacle rainuré de la machine noire (page 185).
Le livre sort officiellement en librairie le 4 février 2015 mais il était déjà en vente aujourd'hui au premier Salon Lire c'est libre, au rez-de-chaussée de la mairie du VII° arrondissement où Delphine avait été invitée à venir dédicacer l'ouvrage. Je suis donc en quelque sorte "autorisée" à publier cette chronique sans plus attendre.
Les corps inutiles de Delphine Bertholon, chez JC Lattès