Abderrahmane Sissako, 2014 (France, Mauritanie)
Abderrahmane Sissako a voulu raconter la prise de Tombouctou en 2012 par les terroristes islamistes [1]. En s’emparant de cette actualité, le cinéaste mauritanien montre l’absurdité et dénonce la violence de cette poignée qui tente d’imposer un extrémisme religieux auquel elle ne comprend sans doute pas grand chose. Pourtant dans le film quelque chose ne passe pas. Une façon de faire qui dérange. Qui Tumbuktu veut-il convaincre ? Le spectateur qui achète son ticket n’est-il pas déjà conquis par les idées soutenues ? Alors pourquoi ces facilités de mises en scène ? Pourquoi nous mettre si longtemps en empathie avec une victime, souligner sa détresse et de toutes façons ne lui laisser aucune chance ? Le spectateur dans pareille situation n’est-il pas à même, tout seul, sans qu’on lui force la main, de comprendre le désarroi du personnage et la cruelle bêtise des bourreaux ? Toutes ces questions nous amènent à croire qu’Abderrahmane Sissako échoue dans son projet et ce qu’il rate est essentiel au regard du sujet traité.
Ce qu’il filme des terroristes djihadistes est tout d’abord assez éloquent : un groupe décousu, composé d’individus de cultures et de parcours très différents, qui pour se comprendre, plutôt que l’arabe qu’ils parlent mal, sont contraints d’utiliser entre eux la langue bien commode du grand ennemi. Abderrahmane Sissako nous les montre dans toute leur contradiction alors qu’ils essayent d’appliquer une charia des plus radicales sur la ville. Toutefois, ils n’en sont pas moins dangereux. Ainsi, au fur et à mesure qu’ils privent les populations de leurs libertés, la violence se fait plus sèche et plus brutale (privations, menaces, lapidation et exécutions publiques). Il est aussi intéressant que le cinéaste ait pensé placer le groupe islamiste face à un banal fait divers (les tensions autour de l’eau et des terres entre communautés pastorales et agricoles, ou comme ici piscicoles, sont courantes dans l’Afrique subsaharienne). Il traite par ce biais, à travers un simple événement local, de la « justice » des terroristes. On se représente ainsi les réactions de ces hommes face à un conflit d’usage qui tourne mal.
Ce qui nous pose problème est justement lié à la figure centrale de l’éleveur : un touareg qui pour régler ses comptes va assassiner son voisin le pêcheur. On croit pourtant deviner l’intention initiale. Présenté d’abord comme quelqu’un de sympathique, ce personnage, pris de colère, devient un meurtrier. La violence n’est donc pas que le fait des envahisseurs djihadistes et Sissako cherche sûrement à amener le spectateur à réfléchir sur ce point, à se méfier des a priori et faire preuve de prudence. Le problème c’est que jamais notre sentiment à l’égard du touareg ne change (lui qui nous a paru bon père, juste, généreux). L’empathie créée n’est pas un instant mise à mal. Pire, non seulement on se soucie de son sort quand il tombe entre les mains des terroristes mais, à cause d’un suspense malvenu et malgré tout soigneusement entretenu (la plaidoirie improvisée par le malheureux, le coup de fil de sa femme, les longues inquiétudes de sa fillette), on n’aspire qu’à une chose : que le bonhomme se sorte des tenailles de cette justice-ci et qu’il s’en sorte bien vivant. Quel intérêt ?
Loin d’avoir le recul suffisant pour traiter avec rigueur d’histoire immédiate, Abderrahmane Sissako sape son travail documentaire [2] et trouble la beauté d’un film de cinéma par des séquences qu’il construit sur une base quasi-propagandiste (séduire le spectateur par des émotions simples suscitées par les moyens les plus faciles), ce qui n’est jamais très adroit, mais paraît complètement déplacé ici. C’est d’autant plus dommage que le cinéma existe par ailleurs à travers quelques scènes magnifiques : sous la tente du Touareg où le spectateur s’installe dans un bain de douceur familiale, la scène de football sans ballon, ou plus encore toutes les scènes musicales (blues Bambara, luths et chants que ne parviennent pas à faire taire les terroristes et une mélodie qui seule les perd dans les rues de la ville). Malgré ces beaux instants, les facilités dramaturgiques décrites prennent le dessus et agrègent d’autres maladresses qui sans elles auraient pu être mieux acceptées. Ce sont les tout premiers plans du film : la frêle gazelle chassée à l’arme automatique et, aussitôt enchaîné, des masques africains canardés sur un stand de tir improvisé. Des plans peut-être dictés par quelque nécessité mais, toujours en considérant toute l’importance du sujet d’actualité, dont le symbolisme nous paraît pour le moins naïf.
On regrette vraiment que Timbuktu ne soit pas davantage. On pense notamment à ce qui aurait pu être fait avec des images qui nous sont moins familières de la culture africaine que les statuettes. Avec les manuscrits maliens par exemple. Lors de la prise de Tombouctou, certains textes anciens ont été détruits et peut-être des Corans de plus de cinq siècles brûlés : cela pour illustrer la complète déraison des djihadistes salafistes. D’autres ont été volés : cela pour évoquer leur vil opportunisme ou leur contradiction notoire. D’autres ont été cachés dans des sacs de riz par quelques courageux et ont pu finalement être mis à l’abri de la violente tempête d’insanités qui s’était abattue sur la ville [3]. Pour évoquer une autre actualité, puisque la Conférence internationale sur les manuscrits anciens du Mali s’est tenue du 28 au 30 janvier 2015, on peut rapporter les propos mis en exergue par les médias qui ont rapporté l’événement : « Les crimes contre la culture, l’autodafé des livres et des manuscrits portent la trace de la pire des agressions contre la dignité humaine et les valeurs qui nous rassemblent » [4]. La dénonciation de la directrice de l’Unesco rejoint le propos de Sissako et on repense alors à la belle métaphore auxquels ces manuscrits, dans son film, auraient pu donner naissance.
[1] Le 30 mars 2012 le groupe islamiste Ansar Dine, avec le soutien du Mouvement National de Libération de l’Azawad (MNLA) et d’Al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi), s’empare de la ville de Kidal au nord-est du Mali. Le lendemain et le surlendemain, ce sont les villes de Gao et de Tombouctou qui tombent sous le contrôle du MNLA. Les insurgés islamistes n’ont ensuite cessé de progresser, proclamant l’indépendance de l’Azawad et mettant l’armée malienne en déroute. C’est en janvier 2013 que la France lance l’opération militaire Serval destinée à stopper l’avancée des mouvements terroristes. « Aux sources de la crise malienne » entretien avec Bandiougou Gakou, dans Courrier international, hors-série « Afrique 3.0 », mars-avril-mai 2013, p. 58-59.
[2] Timbuktu fut un temps envisagé sous la forme d’un documentaire (et même celle d’un dessin animé pour garder ses distances avec la violence traitée). Entretien avec Abderrahmane Sissako dans Positif, n°646, décembre 2014, p. 17-21.
[3] Nicolas Delesalle, « L’incroyable histoire des manuscrits de Tombouctou », dans Télérama n°3292, 13 février 2013, p. 30-36. Jean-Michel Djian, « Les manuscrits sauvés de Tombouctou », dans Le Monde, 7 février 2013 (consulté le 30 janvier 2015).
[4] Augustin K. Fodou, « Quel avenir pour les manuscrits anciens du Mali ? » dans Le Journal du Mali, 28 janvier 2015 (consulté le 30 janvier 2015).