Premier opus d’une toute nouvelle maison d’édition rennaise. Après le titre du livre, c’est l’hommage qui éclaire le lecteur concerné par la poésie, sur le rapport de filiation de l’auteure avec celui qui décrivit le monde (en apparence froid) des choses du quotidien* ; leur légitimité dépassant leur fonction par la langue, matériau fondateur du poème, selon le parti pris qu’il faut. Les choses sont objets certes, mais également évènements, circonstances, situations sous cette désignation ; construisant (et conduisant) la vie de l’individu selon les critères qui codifient peu à peu son monde sensible ; perfectible, contradictoire mais rassurant (par défaut). D’où l’influence des choses du dehors (objets, représentations et abstractions) sur celles du dedans (sentiments et sensations). Ici la « chôse » est entendue dans sa plus noble cause poétique. Le Ô lyrique invite à un regard d’autant plus approfondi sur ce qui a priori ne le mérite pas, tant nos objets du quotidien, par nature, du fait de leur rôle et de leur surabondance à notre époque, à force deviennent invisibles. « Miroir », « tiroir », « tatami », « bouton », « sonotone », « argent », révèlent cet aspect du monde réel dans son éclectisme universel de manière transversale. Comme si ces choses symbolisaient le seul et unique langage commun à toute l’humanité et qu’ils n’étaient en ce sens que les signes du seul code possible entre tous. Les choses sont donc remises à leur place, appréhendées dans tous les sens du terme, avec plus ou moins de tact et de chaleur ; on pourrait penser, selon une hiérarchie propre au catalogue sensible de l’auteure. Ainsi « La pince à linge (…) retenir l’intime / sur le fil / l’intime agité / dans le vent / se garder / de laisser choir… » n’a pas le même statut que « Le tatami » suscitant chez elle une attention moins prosaïque (du fait de son aura particulière peut-être ?), à voir calembours et jeu de langage qui lui sont conférés, digne de l’Oulipo : « tâta ta mie / ta Marie / ta mie a ri / mamma mia ! Tsunami ! T’as pas ri ». Çà et là, Viviane Le Fur explore les diverses formes de la poésie pluridisciplinaire par des exigences typographiques, jusqu’au calligramme pourquoi pas. Ainsi en est-il du « film étirable » ou de « l’ancre ». Encore, dans « chÔse », l’homme est chosifié par ses éléments physiques (moustache ou oreille) – ses synecdoques propres en quelque sorte. A propos du « sonotone », les oreilles sont limitées à leur forme et leur fonction biologique, à cette heure où elles rendent moins bien leur office, leur « cap est mis sur l’inouï » (soit : ce qui n’a pas encore été entendu). « La grue » décrite comme grégaire (animal donc de prime abord) se voit substituée par la chose métallique propre au domaine du bâtiment ; métaphore malgré tout de l’animal, comme si cela suffisait pour s’évader de la chose froide et péremptoire : « Grand échalas d’acier trempé grattant les cieux » n’ayant d’autre but que d’infléchir la nature au-dessus de tout, en « (imposant) un sens au vent ». Et encore : « Bientôt / je tourne / Bientôt / je tourne / Bientôt / je tourne / Vois-tu / je tourne / Bientôt / je tourne / Bientôt / je tourne / Suis-moi / je tourne ». Sous cette apparente naïveté, l’impossibilité de transgression de la loi cède la place à l’aventure humaine que promet cette invitation à se suivre les uns les autres, seule issue possible à la condition du même nom. Bien sûr, Viviane Le Fur revendique sans détour sa filiation ; bien sûr, sans même cette revendication, celle-ci serait patente et pourrait paraître « gonflée ». Mais l’authenticité est une visée aussi large qu’elle est difficile en poésie. Et chez cette auteure au premier livre, c’est une qualité incontestable. Il est à parier que l’approche allusive, ça et là, de son langage – propre à nombre de poètes – et non des moindres –, son humour, son aisance aux jeux de langue, son parti pris (à elle) entre les lignes comme la réelle marque de sa sensibilité, présagent chez Viviane Le Fur pour la suite, une libération remarquable (amorcée) de l’influence de son mentor.
[Mazrim Ohrti]
Viviane Le Fur, ChÔse, éditions Le paletot idéal, 12 €. Contact : lepaletotideal@gmail.com
ndlr : il s’agit ici bien sûr de Francis Ponge