Mohammed Abdou
publié le 05/12/2014 dans Le Monde des religions
Par commodité j'ai inversé la présentation de l'article de l'auteur, en affichant en tête les questions qu'il pose au monde musulman en conclusion du texte ci-dessous. Questions qui sont aussi les nôtres; du moins celles que je me pose depuis un temps certain, quoique n'étant pas musulman.
Plume Solidaire
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Les chantiers d'une modernité musulmane sont variés. En les formulant de manière interrogative, nous en évoquerons sept qui nous semblent fondamentaux :
Dans quelle mesure est-il possible de réhabiliter les dimensions temporelles, historiques, culturelles et civilisationnelles de la parole coranique, et éviter la réduction du Message à sa composante étroitement juridique ?
Comment articuler, sur le terrain de la connaissance du Coran, les sciences traditionnelles et les sciences humaines ?
Comment permettre l'essor d'une théologie islamique de la libération, fondée sur l'alchimie entre justice sociale, démocratie, et vie spirituelle ?
Comment promouvoir une gestion non-violente des conflits au sein des sociétés musulmanes, pour éviter leur dégénérescence en guerres civiles ?
Comment permettre le développement d'une théologie féministe musulmane, d'un féminisme postcolonial et culturellement contextualisé ?
Comment donner une expression islamique à l'écologie, afin de contribuer au mouvement planétaire de sauvegarde de l'environnement ?
Comment promouvoir une philosophie musulmane de la diversité culturelle, du pluralisme des religions, dans l'optique d'un enrichissement mutuel, et pour dépasser la logique du choc des civilisations ? C'est aux musulmanes et aux musulmanes de répondre à ces questions ; mais leurs ami-e-s dans le monde peuvent contribuer, là où ils sont, à faire émerger un monde commun sous le signe de la dignité humaine et d'un universalisme pluriel.
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Mohammed Taleb
En 1978, un professeur de littérature comparée à la Columbia University de New York, Edward Saïd, publiait Orientalism. Ce fut un véritable coup de tonnerre pour les cercles académiques s'occupant des questions « orientales » (langues, histoire, archéologie, religion, science politique, etc.). Cet intellectuel palestinien, exilé depuis 1948, y démontrait que la volonté de puissance de l'Occident vis-à-vis des sociétés du Proche-Orient, du Maghreb, de l'Inde, etc., n'était pas seulement politico-militaire mais aussi culturelle. Dans l'histoire de cette volonté de puissance, l'un des moments décisifs, dit-il, a été le débarquement, en 1798, des troupes de Bonaparte en Egypte, et l'occupation du pays jusqu'en 1801. Certes, cette campagne militaire entrait dans le cadre de la rivalité franco-anglaise, mais la France y envoya également toute une armada de botanistes, mathématiciens, chimistes. Cette armée et son « aile savante » provoquèrent un cataclysme dans la conscience arabo-musulmane du 19ème siècle. L'occupation fut la source de « l'expérience moderne tout entière de l'Orient »... On ne comprendra rien à la vie religieuse et sociale du Maghreb et du Machreq des deux derniers siècles, si nous occultons le caractère traumatique de cette expérience.
Quelles sont les raisons de l'incontestable supériorité de l'Occident ? Quelles sont les moyens à mettre en œuvre afin que la civilisation arabo-musulmane redevienne un sujet historique autonome, porteur d'une mission spécifique dans le concert des nations ? Telles étaient les questions posées par les intellectuels musulmans. Et c'est dans ce contexte à la fois de domination occidentale (l'Algérie est occupée par la France en 1830, l'Egypte par l'Angleterre en 1882...) et de prise de conscience qu'un immense mouvement de revitalisation civilisationnelle est lancée, la nahda, la Renaissance. De nombreux historiens choisissent comme point de départ la mission envoyée en France par le vice-roi d'Egypte Mehemet Ali et conduite par un érudit, Rifaa al-Tahtawi (1801-1873). Ce dernier restera cinq ans à Paris, et comprendra que la « modernité » est la clé de la puissance. On ne dira jamais assez à quel point la nahda fut un phénomène global, les Arabes chrétiens y participant comme leur compatriote musulman. Ainsi, le syrien Gurgi Zaydan (1861-1914) contribuera au renouveau littéraire, en utilisant la forme moderne du roman pour écrire ses œuvres.
Mais, au sein de la nadha, le volet théologico-politique, est primordial, car il s'agit en fin de compte de recouvrer une souveraineté perdue. Deux noms se dégagent : l’Afghan Jamel Eddine al-Afghani (1838-1897) et l’Egyptien Mohammed Abdou (1849-1905). Avec eux, la Renaissance se fait simultanément islah (réforme) et salafiyya (les Prédécesseurs), ce dernier terme ayant donné « salafisme ». Ensemble, ils vont s'engager dans le double combat contre la décadence intérieure et la domination extérieure. Ils récusent le traditionalisme socioreligieux et théologique fondé sur le principe du taqlid, l'imitation. Pour eux, la vraie fidélité aux Précurseurs, aux salaf, réside dans la réforme et la révolution, dans la libération des cadres étriqués. Leur salafisme sera donc fondé sur la rationalité, et le renouvellement de la façon de comprendre les textes, notamment le Coran. Ils veulent rouvrir les portes de l'ijtihad, l'effort d'interprétation. Lorsque les théologiens et les juristes sont divisés sur une question, Mohammed Abdou souligne dans son livre Le Message de l'unité divine (Rissalat at-tawhid) : « En cas de conflit entre la raison et la tradition, c’est à la raison qu’appartient le droit de décider ». En même temps, lui et son ami sont engagés dans la lutte anticoloniale. Jamel Eddine al-Afghani sera même expulsé d'Egypte et exilé en Inde par les Anglais, pour son soutien à la révolte de Arabi Pacha (1882).
Jamel Eddine al-Afghani
Dans le premier tiers du 20ème siècle, ce réformisme musulman se modifie considérablement lorsqu'un disciple de Mohammed Abdou, le Syrien Rachid Rédha (1865-1935) pose les bases d'un néo-salafisme conservateur. « Une analyse comparée des œuvres de Abdou et Rédha, écrit un fin spécialiste de la question, Mohamed Tahar Bensaada, devrait faire ressortir la divergence profonde entre le salafisme d’essence rationaliste de Abdou et celui de Rédha qui a connu, dans la seconde partie de sa vie, une inflexion rigoriste hostile à la raison, sous l’influence du wahhabisme. De ce point de vue, Rédha peut être rangé parmi les précurseurs du néo-salafisme islamique contemporain auquel a donné naissance le courant des « Frères musulmans », fondé en Egypte par Hassan al-Banna (1906-1949) et qui reste jusqu’à nos jours un des courants les plus actifs de la mouvance islamiste contemporaine. ». Rachid Rédha, progressivement, ancrera l'intellectualité islamiste dans une synthèse entre le réformisme de la nahda et le rigorisme du wahhabisme, devenue la doctrine d'Etat du jeune royaume de l'Arabie saoudite. Aujourd'hui, ce qui est à l'ordre du jour, pour les sociétés musulmanes, est de créer les conditions concrètes et intellectuelles afin que puissent être dépassées ces deux impasses : d'une part, le traditionalisme, le rigorisme bigot du néosalafisme, et, d'autre part, les paradigmes idéologiques importés, essentiellement ceux qui se réclament des Lumières occidentales. Face à l'alternative entre une tradition incapacitante et une modernité aliénée, le chemin d'un nouvelle nahda est potentiellement ouvert, le chemin d'une modernité musulmane endogène, enfantée à partir de l’humus historico-culturel de l'islam. Le dialogue des civilisations auquel nous appelons de nos vœux, par delà la condescendance néocoloniale et le repli sur soi, serait ainsi un dialogue entre des modernités différenciées, fragments d'une universalité que nulle partie ne pourrait monopoliser.
Tahtâwî, L'Or de Paris, Sindbad/Actes Sud, 2012
Edward Said, L'Orientalisme, Le Seuil, 2005
Anouard Abdel-Malek, La pensée politique arabe contemporaine, Le Seuil, 1970
Mohammed Abdou
publié le 05/12/2014 dans Le Monde des religions
Par commodité j'ai inversé la présentation de l'article de l'auteur, en affichant en tête les questions qu'il pose au monde musulman en conclusion du texte ci-dessous. Questions qui sont aussi les nôtres; du moins celles que je me pose depuis un temps certain, quoique n'étant pas musulman.
Plume Solidaire
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Les chantiers d'une modernité musulmane sont variés. En les formulant de manière interrogative, nous en évoquerons sept qui nous semblent fondamentaux :
Dans quelle mesure est-il possible de réhabiliter les dimensions temporelles, historiques, culturelles et civilisationnelles de la parole coranique, et éviter la réduction du Message à sa composante étroitement juridique ?
Comment articuler, sur le terrain de la connaissance du Coran, les sciences traditionnelles et les sciences humaines ?
Comment permettre l'essor d'une théologie islamique de la libération, fondée sur l'alchimie entre justice sociale, démocratie, et vie spirituelle ?
Comment promouvoir une gestion non-violente des conflits au sein des sociétés musulmanes, pour éviter leur dégénérescence en guerres civiles ?
Comment permettre le développement d'une théologie féministe musulmane, d'un féminisme postcolonial et culturellement contextualisé ?
Comment donner une expression islamique à l'écologie, afin de contribuer au mouvement planétaire de sauvegarde de l'environnement ?
Comment promouvoir une philosophie musulmane de la diversité culturelle, du pluralisme des religions, dans l'optique d'un enrichissement mutuel, et pour dépasser la logique du choc des civilisations ? C'est aux musulmanes et aux musulmanes de répondre à ces questions ; mais leurs ami-e-s dans le monde peuvent contribuer, là où ils sont, à faire émerger un monde commun sous le signe de la dignité humaine et d'un universalisme pluriel.
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Mohammed Taleb
En 1978, un professeur de littérature comparée à la Columbia University de New York, Edward Saïd, publiait Orientalism. Ce fut un véritable coup de tonnerre pour les cercles académiques s'occupant des questions « orientales » (langues, histoire, archéologie, religion, science politique, etc.). Cet intellectuel palestinien, exilé depuis 1948, y démontrait que la volonté de puissance de l'Occident vis-à-vis des sociétés du Proche-Orient, du Maghreb, de l'Inde, etc., n'était pas seulement politico-militaire mais aussi culturelle. Dans l'histoire de cette volonté de puissance, l'un des moments décisifs, dit-il, a été le débarquement, en 1798, des troupes de Bonaparte en Egypte, et l'occupation du pays jusqu'en 1801. Certes, cette campagne militaire entrait dans le cadre de la rivalité franco-anglaise, mais la France y envoya également toute une armada de botanistes, mathématiciens, chimistes. Cette armée et son « aile savante » provoquèrent un cataclysme dans la conscience arabo-musulmane du 19ème siècle. L'occupation fut la source de « l'expérience moderne tout entière de l'Orient »... On ne comprendra rien à la vie religieuse et sociale du Maghreb et du Machreq des deux derniers siècles, si nous occultons le caractère traumatique de cette expérience.
Quelles sont les raisons de l'incontestable supériorité de l'Occident ? Quelles sont les moyens à mettre en œuvre afin que la civilisation arabo-musulmane redevienne un sujet historique autonome, porteur d'une mission spécifique dans le concert des nations ? Telles étaient les questions posées par les intellectuels musulmans. Et c'est dans ce contexte à la fois de domination occidentale (l'Algérie est occupée par la France en 1830, l'Egypte par l'Angleterre en 1882...) et de prise de conscience qu'un immense mouvement de revitalisation civilisationnelle est lancée, la nahda, la Renaissance. De nombreux historiens choisissent comme point de départ la mission envoyée en France par le vice-roi d'Egypte Mehemet Ali et conduite par un érudit, Rifaa al-Tahtawi (1801-1873). Ce dernier restera cinq ans à Paris, et comprendra que la « modernité » est la clé de la puissance. On ne dira jamais assez à quel point la nahda fut un phénomène global, les Arabes chrétiens y participant comme leur compatriote musulman. Ainsi, le syrien Gurgi Zaydan (1861-1914) contribuera au renouveau littéraire, en utilisant la forme moderne du roman pour écrire ses œuvres.
Mais, au sein de la nadha, le volet théologico-politique, est primordial, car il s'agit en fin de compte de recouvrer une souveraineté perdue. Deux noms se dégagent : l’Afghan Jamel Eddine al-Afghani (1838-1897) et l’Egyptien Mohammed Abdou (1849-1905). Avec eux, la Renaissance se fait simultanément islah (réforme) et salafiyya (les Prédécesseurs), ce dernier terme ayant donné « salafisme ». Ensemble, ils vont s'engager dans le double combat contre la décadence intérieure et la domination extérieure. Ils récusent le traditionalisme socioreligieux et théologique fondé sur le principe du taqlid, l'imitation. Pour eux, la vraie fidélité aux Précurseurs, aux salaf, réside dans la réforme et la révolution, dans la libération des cadres étriqués. Leur salafisme sera donc fondé sur la rationalité, et le renouvellement de la façon de comprendre les textes, notamment le Coran. Ils veulent rouvrir les portes de l'ijtihad, l'effort d'interprétation. Lorsque les théologiens et les juristes sont divisés sur une question, Mohammed Abdou souligne dans son livre Le Message de l'unité divine (Rissalat at-tawhid) : « En cas de conflit entre la raison et la tradition, c’est à la raison qu’appartient le droit de décider ». En même temps, lui et son ami sont engagés dans la lutte anticoloniale. Jamel Eddine al-Afghani sera même expulsé d'Egypte et exilé en Inde par les Anglais, pour son soutien à la révolte de Arabi Pacha (1882).
Jamel Eddine al-Afghani
Dans le premier tiers du 20ème siècle, ce réformisme musulman se modifie considérablement lorsqu'un disciple de Mohammed Abdou, le Syrien Rachid Rédha (1865-1935) pose les bases d'un néo-salafisme conservateur. « Une analyse comparée des œuvres de Abdou et Rédha, écrit un fin spécialiste de la question, Mohamed Tahar Bensaada, devrait faire ressortir la divergence profonde entre le salafisme d’essence rationaliste de Abdou et celui de Rédha qui a connu, dans la seconde partie de sa vie, une inflexion rigoriste hostile à la raison, sous l’influence du wahhabisme. De ce point de vue, Rédha peut être rangé parmi les précurseurs du néo-salafisme islamique contemporain auquel a donné naissance le courant des « Frères musulmans », fondé en Egypte par Hassan al-Banna (1906-1949) et qui reste jusqu’à nos jours un des courants les plus actifs de la mouvance islamiste contemporaine. ». Rachid Rédha, progressivement, ancrera l'intellectualité islamiste dans une synthèse entre le réformisme de la nahda et le rigorisme du wahhabisme, devenue la doctrine d'Etat du jeune royaume de l'Arabie saoudite. Aujourd'hui, ce qui est à l'ordre du jour, pour les sociétés musulmanes, est de créer les conditions concrètes et intellectuelles afin que puissent être dépassées ces deux impasses : d'une part, le traditionalisme, le rigorisme bigot du néosalafisme, et, d'autre part, les paradigmes idéologiques importés, essentiellement ceux qui se réclament des Lumières occidentales. Face à l'alternative entre une tradition incapacitante et une modernité aliénée, le chemin d'un nouvelle nahda est potentiellement ouvert, le chemin d'une modernité musulmane endogène, enfantée à partir de l’humus historico-culturel de l'islam. Le dialogue des civilisations auquel nous appelons de nos vœux, par delà la condescendance néocoloniale et le repli sur soi, serait ainsi un dialogue entre des modernités différenciées, fragments d'une universalité que nulle partie ne pourrait monopoliser.
Tahtâwî, L'Or de Paris, Sindbad/Actes Sud, 2012
Edward Said, L'Orientalisme, Le Seuil, 2005
Anouard Abdel-Malek, La pensée politique arabe contemporaine, Le Seuil, 1970