Il s’appelle Lou. Efflanqué, un visage ingrat, une acné qui résiste.
– La faute du stress ? a répété la mère, incrédule. Mon fils n’est pas le moins du monde stressé.
En effet, difficile de croire que Lou est anxieux. Démarche nonchalante, jamais pressé d’accourir lorsqu’on l’appelle, toujours à rêvasser le regard dans le vague.
Il a 15 ans, Lou, et il fréquente la polyvalente. Sa mère le dit solitaire, son contraire. À l’école, elle était une vedette, impliquée partout, une meneuse.
Lou, lui, est seul. Elle ne lui connaît pas d’amis. C’est l’âge, pense-t-elle, et puis les garçons, ce n’est pas comme les filles. Durant les cours, il est muet, le regard rivé à son pupitre. De l’avis de ses professeurs, un ado effacé, aux notes moyennes. Ni bon ni mauvais, simplement moyen. Les élèves, eux, savent que Lou redoute de parler devant la classe. Parce que peu importe la réponse qu’il donnera, il y perdra. On prétendra qu’il a joué à faire l’intéressant ou qu’il est un cancre, c’est selon.
Sur l’heure du dîner, il se terre près de la conciergerie. Les concierges le connaissent par son prénom. Il s’installe face à la porte ouverte, fait semblant de lire. Parfois un étudiant s’aventure jusqu’à sa retraite. Il évite de lever les yeux. Le moindre geste peut suffire à déclencher des agressions, certains s’offusquent d’un rien. Un faux pas, un simple regard de sa part, c’est ce qu’ils attendent, Lou le sait.
Depuis son entrée au secondaire, Lou est une ombre. Les grandes vacances, parfois, ça creuse des fossés infranchissables. On se quitte amis au printemps, se retrouve étrangers à l’automne. Durant l’été, il est devenu plus efflanqué alors que les autres ont élargi d’épaules et adopté une démarche d’homme. Lui n’a pas de modèle masculin, personne n’a idée de qui est son père. Le charmant petit Lou du primaire est devenu une fille manquée au secondaire, la risée des autres.
Il a commencé à se tenir à l’écart. Il a refusé de prendre l’autobus scolaire, préféré la marche, même les jours de grands froids. À destination, il attendait dans le sous-bois que la cloche qui annonce le début des cours sonne.
Ceux qui le pourchassaient ont compris son manège. Ils l’ont piégé, lié à un arbre, lui ont arraché ses vêtements, ont rigolé de son corps maigre. Lui les suppliait. L’ont traité de fille manquée, de tantouse, de tapette, de grande folle, de fifille à sa maman. Lui ont arraché son caleçon, l’ont suspendu au bout d’une branche après avoir écrit dessus, avec un crayon au feutre rose, en lettres carrées : Lou. Lui ont ensuite ordonné de courir, lui ont laissé une minute d’avance avant de se lancer à ses trousses.
Parvenu chez lui, il est demeuré tapi dans les aunes à l’arrière de la maison, à grelotter, jusqu’à ce que sa mère parte au travail. Barricadé dans sa chambre, il a pleuré et crié à tue-tête qu’il ne serait plus leur victime. Il a pleuré encore et crié plusieurs autres fois. Il a fini par s’endormir après s’être juré de leur résister.
Les jours suivants, il a feint d’être souffrant. Sa mère l’a gardé à la maison. Il en a profité pour réfléchir à une solution. Longuement. Sans trouver. Elle lui est venue par un concours de circonstances. Le samedi, sa mère l’a envoyé aux commissions. Il a emprunté un sentier inhabituel. À mi-chemin, il a surpris deux de ses tortionnaires en train de fumer un joint. L’idée lui est venue de les faire chanter. Lui restait à trouver le talon d’Achille des autres.
Les jours d’après, il a redoublé d’imagination et d’audace, les a suivis tour à tour pour trouver la faiblesse de chacun. Il leur a ensuite fait savoir qu’il allait les « stooler » si les agressions à son égard ne cessaient pas. On l’a laissé tranquille. Du moins quelque temps. Un soir, ils ont surgi. Cette fois, la correction a été bien pire, plus humiliante, plus dégradante. Lorsqu’ils en ont eu fini, le chef lui a expliqué comment les choses allaient se passer si l’envie de « stooler » le reprenait. Ce serait leur parole contre la sienne. Ils diraient que c’était une question de vengeance parce qu’ils ne l’avaient pas accepté dans leur gang. Ils ajouteraient qu’ils l’avaient vu avec de jeunes garçons, des tout-petits, en train de leur faire des choses, des attouchements, genre. Lou a compris que rien n’était réglé. Il s’est senti encore plus seul, tellement différent.
Des semaines ont passé. Il a maigri.
Chaque jour, il changeait de parcours pour se rendre à l’école. Les fins de semaine, il se terrait dans sa chambre. Son acné a empiré, des cernes noirs sont apparus sous ses yeux. Sa mère a commencé à s’inquiéter, il esquivait ses questions, elle a cru qu’il consommait de la drogue.
Sans trop savoir comment, il est parvenu à les éviter, puis c’est arrivé. Il a pensé qu’en passant par le belvédère, il ne risquait rien. Au détour du sentier, il est arrivé face à face avec eux et la course s’est amorcée jusqu’à la falaise où Lou se tient à l’instant même.
Durant la dernière semaine, il a encore maigri. Il est facile de croire qu’un coup de vent peut le soulever, le projeter à des lieues de cet endroit, comme une feuille détachée de l’arbre. Derrière lui, en bas, la rivière est à son plus haut, la marée sur son descendant. S’il chute, il a peut-être une chance de s’en sortir, une toute petite chance. La hauteur, le courant, l’eau glacée. Contre eux en face de lui, cependant, il n’en a aucune. Ils ne le lâcheront pas, ne le lâcheront jamais. Ils sont sept, huit, peut-être davantage. Lou a les yeux pleins de larmes, il lui est impossible de compter. Il serre les poings de rage. Sa décision est prise, s’ils avancent, il saute.
Ce sont des lâches. Ils ne lui laissent pas le choix.
Il recule d’un pas.
Ceux en face de lui ne ricanent plus, ils ont des airs sérieux comme il ne leur en a jamais vu. Ils ont compris. L’un d’entre eux tend la main, dit : « C’était pour rire, Lou, juste pour rire, je te le jure ». Le gars l’a appelé par son prénom, pas comme ils en ont l’habitude, pas comme « la fille manquée, la tantouse, la tapette, la grande folle, la fifille à sa maman ». Lou sourit, de rage. Ses larmes cessent.
Une blague !
Lui ne l’a jamais trouvée drôle.
Lui, il ne rit plus depuis longtemps.
Il baisse le menton, le regard par en dessous, il les fixe. Son regard est noir, mauvais, chargé de colère.
Puis il leur tourne le dos, s’élance, plonge du haut de la falaise sans un cri.
Derrière lui, la même excuse d’une bouche à l’autre, pareille à un mantra fait écho : « C’était pour rire, juste pour rire. »
Notice biographique
À ce jour, elle a publié des nouvelles dans plusieurs revues au Québec, a coécrit avec Michel Dufour Allégories : amour de soi amour de l’autre publié en 2006 chez JCL et Miroirs aux alouettes, roman-nouvelles, publié en 2008 chez les Équinoxes, ouvrage auquel a participé Martial Ouellet. En 2009 et 2010, elle fera paraître successivement, aux Éditions de la Grenouille Bleue, deux recueils de nouvelles : Tous les chemins mènent à l’ombre (Prix récit : Salon du Livre du SLSJ en 2010) et Le musée des choses. En mai de cette année, elle a publié aux éditions JCL un récit témoignage :Un sein en moins ! Et après…
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