Auteur : Emmanuel Carrère
Éditeur : POL
Date de parution : septembre 2014
630 pages
Lire Emmanuel Carrère, quel que soit le sujet, c’est accepter d’entendre la voix d’un homme narcissique qui ne pourra s’empêcher de parler de lui au détour de chaque page.
C’est aussi déguster les écrits d’un auteur talentueux, cultivé et qui sait manier le verbe. Il le dit à la page 548, il a tendance au « style courant, cher au bourgeois » c’est-à-dire « toujours lier, toujours veiller à ce que les phrases s’enchaînent bien, à ce qu’on passe sans heurt de l’une à l’autre. » L’écriture d’Emmanuel Carrère est fluide.
Dans cette enquête sur les débuts de la chrétienté, il ne fait pas autre chose que d’habitude : il s’appuie sur sa vie personnelle pour nous narrer celle des premiers chrétiens. Mais ici, plus qu’ailleurs, il a mené un travail de titan. Il a engrangé une foule de connaissances, pour nous livrer diverses interprétations, s’appuyant sur des textes aussi variés que les Actes des Apôtres, ou l’histoire des origines du christianisme de Renan, en passant par tout un tas d’écrits des auteurs du premier siècle. Et bien sûr, il y est allé de ses propres hypothèses et de ses remises en cause personnelles, loin d’être inintéressantes.
Fascinée par l’ampleur du travail, amusée par les pointes d’humour qui jalonnent son texte, éblouie par les rapprochements et comparaisons anachroniques qu’il s’est permis, et parfois agacée par certaines remarques sur sa vie privée, je ressors de cette lecture ébahie et subjuguée.
J’aime quand il parle de lui et de son travail d’écrivain dans cette envolée lyrique p 382 :
« Le soupçon me vient parfois que ces notes, telles quelles, s’ébattant librement dans leurs carnets ou leurs fichiers dépareillés, sont beaucoup plus vivantes et agréables à lire qu’une fois ordonnées, unifiées, reliées les unes aux autres par d’habiles transitions, mais c’est plus fort que moi : ce que j’aime, ce qui me rassure et me donne l’illusion de ne pas perdre mon temps sur terre, c’est de suer sang et eau pour fondre ce qui me passe par la tête dans la même matière homogène, onctueuse, riche de plusieurs couches superposées, et de ces couches je n’ai jamais assez, en bon obsessionnel j’ai toujours le projet d’en passer une de plus, et par-dessus cette couche un glacis, un vernis, que sais-je encore, tout plutôt que laisser les choses respirer, inachevées, transitoires, hors de mon contrôle. »
ou encore quand il nous dit p 560 :
« Quant à moi, je vous invite à retourner page 327 pour en relire les premières lignes : l’adresse à Théophile. Allez-y, je vous attends. »
Emmanuel Carrère n’écrit plus de romans depuis de nombreuses années maintenant, je l’ai d’ailleurs découvert avec Un roman russe (qui n’en est pas un), récit autobiographique incroyable dans lequel il se livre avec une lucidité qui m’avait laissée pantoise. Je n’ai lu aucun roman de cet auteur. En revanche, je trouve que son écriture a une puissance romanesque indiscutable. Et avec Le Royaume, on lit certains passages comme on lirait un roman, ce qui explique la facilité que j’ai eue à avaler ces 600 pages.
Il faut dire aussi que le sujet me passionne.
Un petit bémol : au milieu de phrases bien agencées et très littéraires, se glissent en certains endroits des réflexions « orales », de celles qu’on dit dans une soirée entre potes mais pas de celles qu’on écrit. Ca m’a heurtée, je n’ai pas d’exemple à proposer parce que je ne les ai pas notées au fur et à mesure mais il y en a (trop à mon goût) tout au long du livre. J’ai eu l’impression qu’il cédait parfois à la facilité.
Autre petit bémol : j’ai trouvé un peu incongru le passage où il parle de son goût pour les vidéos pornographiques qu’il regarde sur Internet, sa façon de le relier à son propos est tirée par les cheveux.
Des petits bémols qui n’entachent nullement ma vision d’ensemble. Je reste admirative (mais pas aveugle).