d'après SUICIDES de Maupassant
Avant-hier,
On put lire en page sept
De la gazette
Ce fait divers :
’’Les occupants d’une habitation
Sise au 40 rue Voltaire
Furent réveillés par une détonation.
On découvrit un locataire
Tenant encore dans sa main
Le révolver avec lequel il s’était tué.
Il baignait dans son sang.
Monsieur B., un toulousain
De cinquante-sept ans,
Avait une fortune évaluée
À deux millions.
Il jouissait de l’estime de tout le monde.
On ignore la cause de sa détermination.’’
Quelles douleurs profondes,
Quelles lésions du cœur ou du corps
Poussent à se donner la mort ?
Sur ces décès, on ne découvre rien de clair.
Alors, on écrit le mot Mystère.
La lettre d’un homme suicidé sans raison
M’est tombée par hasard sous les yeux.
Elle donne l’explication
De ces fins tragiques
Que seuls comprennent les sensitifs, les nerveux.
Elle montre non
Des événements catastrophiques
Mais la succession
Des petites misères de la vie.
Cette lettre, la voici :
‘’J’ai été élevé
Par des parents affectueux.
J’ai été heureux.
Mes rêves ont duré
Longtemps mais le dernier
Vient de se déchirer.
Toute ma vie semble se décolorer.
Elle m’apparait
Dans toute sa brutalité.
Même l’amour m’a dégoûté.
J’ai été le jouet d’illusions stupides,
Toujours renouvelées, toujours insipides.
Depuis trente ans,
Je me lève à la même heure.
Depuis trente ans,
Je déjeune à treize heures,
Dans le même restaurant
Où le même menu est servi
Par des garçons différents.
Depuis trente ans,
L’odeur de mon appartement
Et l’immuable physionomie
De mon ameublement
M’ont donné, avec le temps,
La noire mélancolie
De vivre ainsi.
Tout se répète. Tout m’accable
De façon insupportable.
Les plaisanteries de mes camarades,
Leurs gros rires et leurs boutades.
Tout, oui tout, m’a donné envie
D’en finir avec la vie.
Avant de saisir mon revolver,
J’ai découvert
Dans une enveloppe jaunie,
Une lettre de mon plus vieil ami,
Le compagnon de mes jeunes années.
Il m’est apparu si nettement
Avec son bon sourire d’enfant
Que cela m’a chagriné !
Puis j’ai relu un billet de maman
Avec ses mots qui m’avaient charmé, enfant.
J’ai revu les toilettes qu’elle portait,
Les coiffures qu’elle adoptait.
Je vis aussi notre serviteur anglo-saxon
Et chaque pièce de la maison.
Une lettre restait.
Elle m’avait été dictée
Quand j’étais enfant
Par mon maître d’école, M. Morand :
Ma chère maman,
Aujourd’hui,
J’ai sept ans.
Je voulais te dire merci
De m’avoir donné le jour.
Pour cette occasion,
J’ai fait un petit discours.
Je te le lirai ce soir à la maison.
Ton petit garçon qui t’adore,
Théodore.
J’arrivai à la source. C’était fini.
J’envisageai la suite de ma vie
Et je vis ma vieillesse hideuse,
Les infirmités douloureuses…
Mon revolver…sur la table…là.
Je l’arme…et voilà.’’
Il avait évoqué sa vie comme l’épreuve
D’un nageur s’efforçant de remonter un fleuve.
Ne relisez jamais vos vieilles lettres.
C’est ainsi que se tuent beaucoup d’êtres.
On fouille leur existence en vain
Et l’on ne découvre que du chagrin.