Modèles, une habile union du social et de l’intime

Publié le 29 janvier 2015 par Marcel & Simone @MarceletSimone

Crée en 2011 par Pauline Bureau, produit par la Compagnie des anges.

La pièce pose la question « Qu’est-ce qu’être une femme aujourd’hui ? », à la lumière d’une histoire riche. On peut se demander si la condition des femmes est vraiment mieux aujourd’hui, puisque ce discours est présupposé bien souvent, depuis la journaliste qui interroge Marguerite Duras dans la pièce, jusqu’à la spectatrice qui s’insurge contre un discours trop politique lors de la rencontre avec l’équipe artistique. Mais le texte de Pierre Bourdieu cité au début de la pièce empêche la tentation de la complaisance, mentionnant l’idée de « collaboration » de la part des femmes qui se satisfassent de l’inégalité qui leur est imposée.

Une course vers l’être grâce à une pluralité de voix

Pauline Bureau écrit dans la note d’intention « Et nous avons écrit. Avec nos mots. Nous ne chuchotons pas. Nous ne crions pas. Nous racontons. », pour souligner l’importance du témoignage personnel. Elle explique son parcours, elle est issue d’une famille où la notion d’égalité est importante, mais où on subit sans en avoir pleinement conscience le poids d’une histoire et d’une culture inégalitaire qui dépasse la cellule familiale. Il est nécessaire de s’en souvenir, et c’est dans ce but que figure, sur le programme, une brève chronologie de l’histoire des femmes.

Ce qui ressort incroyablement bien de cette pièce en forme de patchwork, c’est bien cette multitude d’histoires et d’expériences. Aucune comédienne n’est réellement un personnage à part la femme qu’elle est, et fait de la scène la porte-parole des vérités vécues : c’est donc toute une réflexion sur le théâtre et sur la société qui s’engage ici. Venus voir une pièce de théâtre, nous sommes face à des femmes, que nous ne connaissons pas, mais qui incarnent des personnalités tout à fait différentes que nous apprenons à identifier davantage dans leur être au monde que dans la fiction.

Alors que les lumières ne sont pas encore éteintes, une femme vient s’asseoir face à un miroir, chausse des escarpins et commence à se regarder dans la glace, avant d’être cachée par un paravent, mais son image est projetée sur grand écran face au spectateur. Cette femme qui se regarde, se touche le visage en silence, se présente à nous et nous regarde par la même occasion. Plus tard viennent les quatre comédiennes, alignées à l’avant-scène, pour nous raconter leurs expériences d’enfance quant à la découverte de leur féminité, face au regard qui pesait déjà sur elles à cause de leur sexe, et face aux directions et aux codes qu’on leur imposait et qu’elles se croyaient obligées d’accepter. Ce sont donc ces quatre voix qui nous laissent voir une multitude de réalités, qui s’écoutent entre elles, mais se répondent les unes aux autres, introduisant par là même tout le contexte social, malgré qu’elles soient toutes singulières et spécifiques à chacune.

Une démarche profondément inclusive

C’est donc une démarche profondément inclusive et riche que nous propose la pièce, puisqu’elle navigue entre les réalités sans jamais rien figer et sans jamais tomber dans le cliché : une scène domestique, qui aurait pu être trop manichéenne, devient porteuse d’une réflexion bien plus vaste. Une des comédiennes arrive effectivement dans sa cuisine avec un bébé dans un bras et un chariot dans l’autre, et se lance dans une course contre le temps pour tout faire : nourrir son bébé, laver la cuisine, préparer un repas… Une rythme beaucoup trop rapide dans lequel elle doit concilier une vie de mère qu’elle n’a pas choisie, une vie de ménagère qui lui est imposée par son mari et qu’elle consent à s’imposer, finissant par hurler « je voulais vivre dans la forêt moi, je voulais sauver les gorilles, je voulais être Lévi-Strauss aussi ». Elle s’emporte dans une course incessante entre le diner, les enfants, ce qu’elle interrompt par des pauses magnifiques où le corps s’échappe, au milieu de la cuisine, tiraillé entre les différentes tâches qu’elle accomplit en même temps ; dans ces silences son être prend toute son ampleur métaphysique, bien loin du cliché.

Entre ces scènes où les comédiennes nous parlent de leurs vies de femme, et celles qui semblent davantage issues d’une histoire fictionnelle, une fenêtre s’ouvre en hauteur sur le plateau : deux femmes sont assises, face à face, en situation d’interview. Ici passent plusieurs personnages et leur conception des inégalités entre hommes et femmes, de Pierre Bourdieu à Virginie Despentes, en passant par Marguerite Duras. Se mélangent alors un parler personnel, intime, des expériences vécues, avec un discours intellectuel relayé par des textes produits par ces auteurs. Il s’agit alors d’un mouvement permanent entre les représentations intimes et les représentations sociales, souligné sur la scène par la vidéo, puisqu’une des comédiennes n’est jamais réellement devant nous mais visible uniquement par caméra. Le théâtre ici unit ces expériences dans le temps du spectacle d’où on ressort en réfléchissant, puisqu’il privilégie une pensée profondément plurivoque.

Le temps du spectacle et le temps de la vie

La pièce s’achève sur « je suis féministe », qui n’a aucune résonance univoque ou figée, puisque la comédienne appuie le fait qu’elle ne savait pas bien ce que c’était, que c’est difficile à définir, d’autant plus quand on voit ces expériences diverses, mais c’est un cheminement qui se fait.

Il faut également souligner la démarche profondément joyeuse de la metteuse en scène, qui a soin de ne rien dramatiser mais de raconter les choses, pour les laisser faire le cheminement dans ces consciences de spectateurs qu’elle sait multiples, et jamais rien n’exclut l’homme, tout informe. Dans la rencontre qui a eu lieu après le spectacle, la metteuse en scène Pauline Bureau explique très bien cette démarche, qui n’a pas été politique à l’origine. Son intention était de raconter des expériences de vies, de confronter les différentes personnalités et se sont imposées à elles des échos, des idées qui se rejoignent ce qui les a amenées à une réflexion plus politique.

C’est une démarche contemporaine particulièrement bien choisie pour ce genre de thème, puisque nous n’avons pas l’impression d’être devant une fiction, ces femmes nous parlent de nous, des femmes et des hommes que nous sommes, et nous parle du monde. C’est donc de cette manière qu’elle permet d’avoir un impact dans la vie future, et les tambours de la dernière minute sont là pour nous permettre de nous réveiller ! Même si cela permet seulement à Monsieur de dire en rentrant « Allez, après la pièce qu’on a vue, je vais faire la vaisselle », ce sera déjà cela de pris…

Modèles : le 24 février au Carré Scène nationale de Château-Gontier (53).

Une création à partir de la pièce : Modèles réduits. Elle mêle une partie du texte de Modèles à des expériences vécues par les comédiennes lors d’échanges avec des collégiens.

Modèles réduits : 16 au 20 mars à la coupole, scène nationale de Melun-Sénart (77)

Pour suivre la compagnie : www.part-des-anges.com/