Apartheid

Publié le 29 janvier 2015 par Rolandlabregere

Mardi 20 janvier, le Premier ministre Manuel Valls a déclaré « qu’un apartheid territorial, social et éthique » se serait « imposé » en France. Le premier ministre s’est toujours affiché chaud partisan de la communication qui cogne. Il affectionne de savoir poser les poings sur les « i ». Au fil des directs qu’il assène, il n’est pas loin de théoriser les prémices de la cognemmunication, pratique qui consiste à rendre spectaculaire toute prise de parole pour bien passer l’épreuve de la mémoire. Elle est conforme avec la tendance pour un décideur de préférer la posture de l’acteur à celle du penseur. La mise en scène des mots prend le pas sur les perspectives qu’ils portent. C’est en abusant de ce principe que les politiques découvrent aux détours d’enquêtes d’opinion que la confiance qu’ils inspirent est proche de celle d’un colporteur ou d’un démonstrateur de foire. Cela ne signifie pas que ces derniers sont pour autant dépourvus de talent.

« Apartheid » désigne un régime politique, celui mis en place par l’Afrique du Sud entre 1948 et 1991 qui consistait en ce que la minorité blanche opprime la majorité noire et métisse du pays. Ce régime était fondé sur la discrimination systématique institutionnalisée qui se traduisait par la séparation des populations aux plans géographique, économique, civique, social. Il pratiquait l’exclusion de la citoyenneté de la majorité de la population. Manuel Valls n’a pas été désavoué par les responsables socialistes. L’adhésion à son propos n’est pas par ailleurs unanime. Jean-Jacques Urvoas, pourtant donné pour proche de Manuel Valls, a cependant qualifié sur BFM TV de « maladroit » l’emploi de la formule « apartheid territorial, social et ethnique ». Le député du Finistère ajoute, qu’il estime que « le terme de ghetto définit mieux la réalité car l'apartheid est avant tout une  volonté politique de discrimination », or « justement, il n'y en a pas ». La droite a fait chorus autour de ses ténors pour dénoncer l’emploi du terme « apartheid ». Sarkosy dénonce « une faute ». (21/01, France 2). Il ne dit cependant pas si le karcher pourrait la faire disparaître.

Le premier devoir d’un politique quand il s’exprime publiquement, c’est de faire attention aux mots qu’il emploie. Si certaines parties du territoire sont en état de grande souffrance, c’est par le résultat des politiques publiques mal ficelées, peu adaptées, qui oscillent au gré des majorités. L’inégalité qui s’observe dans certains territoires découle des décisions prises par les dirigeants d’hier et d’aujourd’hui.

Comme tous les politiques avides de faire mouche et de frapper les esprits par des formules dont le choc masque le sens, Manuel Valls se situe dans une dimension performative de la communication. Dire, c’est faire. On garde en mémoire le discours annonçant la réduction du nombre des régions. L'annoncer ne fait pas une nouvelle carte des régions. La formule pourrait bien être de type boomerang : affirmer avec puissance que le pays vit un « apartheid territorial, social et ethnique » revient tout simplement à affirmer qu’il s’est installé. « Apartheid », signe l’échec de toutes les politiques de la ville qui se sont succédées. Dans ce cas, la responsabilité en incomberait à ceux qui dirigent le pays, dont Manuel Valls. Les fractures entre les territoires sont gommées par le recours à un mot dont le sens est explicite sans pouvoir être nuancé. Il n’existe pas d’apartheid modéré ou d’apartheid acceptable. Avec « apartheid », l’oxymore est une figure impossible.

Charitablement des responsables politiques proches du gouvernement et des socialistes ont attirés l’attention sur l’emploi d’un mot qui n’est pas adapté à la situation. Pour François de Rugy, coprésident des députés écologistes, « le mot apartheid, extrêmement fort, n'est pas adapté, le terme ghetto est beaucoup plus juste ». Les écologistes ont le sens du contexte et des interactions. Manuel Valls aurait intérêt à leur faire une meilleure place dans sa majorité ! Le sociologue Didier Lapeyronnie voit le ghetto urbain comme un «contre-monde» (http://lectures.revues.org/5542 ) qui s’est construit et développé à l’abri de structures perçues comme hostiles et indifférenciées. Le mot « ghetto » serait en effet plus approprié. « Apartheid » suggère une politique délibérée de séparation et de frontière. Son usage ne peut en outre que satisfaire ceux qui prônent l’expression et la mise en actes de certains radicalismes.

La responsabilité d’un politique passe par les mots qu’il convoque. Faire attention au choix des mots permettrait au premier ministre d’interroger son affection pour la castagne lexicale. Mettre les pieds dans le plat et avoir le parler cru, dur et rude sont des postures qui risquent de passer pour des trucs de la cognemmunication. Ils dévoileraient alors la courte-vue des politiques à destination des territoires délaissés. Cette technique d’expression est finalement assommante.