La beauté, cette liberté dans la nostalgie ; cette douleur que nous cause la proximité du lointain, selon Heidegger.
Vernay
Notre mémoire conserve des séquences ou des scènes du passé. Elle est plus tachiste que rectiligne. Dans le courant de notre vie se détachent des îles ou des îlots qui représentent des expériences formatives qui nous reviennent en temps de nécessité.
Souvent, lorsque je désespère de l’art, que je doute de sa valeur ou de son utilité, la scène ci-dessous resurgit de l’enfance, comme si c’était maintenant. Je l’ai déjà mentionnée dans un ouvrage et je la reprends ; elle me requinque.
« Lorsque j’étais gamin, on faisait beaucoup de musique à la maison. Pianistes, chanteurs et violonistes s’y donnaient rendez-vous, surtout les soirs d’été. Un voisin, octogénaire et analphabète, traversait la route et s’installait sur un banc, sous la véranda. Il écoutait et pleurait. Mes tantes et mon grand-père l’invitaient à entrer. Avec obstination, il refusait.
« Il n’aurait pu nommer aucun des musiciens que l’on interprétait, encore moins lire ou écrire leur nom. Mais quelque chose, au plus profond de lui, le poussait vers les mélodies et les chants, et il s’approchait, fasciné, comme le scarabée d’or par la lueur du lampadaire en juin. Il y avait pressenti et y goûtait une nourriture riche, essentielle pour cette partie de son être que les aliments de la table ne pouvaient contenter. Une nécessité confuse, mais impérieuse, l’attirait jusqu’à ce banc inconfortable.
« Ce n’était pas un érudit, mais il jouissait d’une culture intérieure et silencieuse que beaucoup du salon auraient pu lui envier. De la beauté et de l’ailleurs, il avait la nostalgie. Il avait le sentiment confus de toucher, par l’œuvre, à un ordre d’expérience qui n’est pas celui du reste de nos vies », comme l’écrivait Henri Godard.
(Extrait de Propos pour Jacob, Éd. de la Grenouille Bleue)
L’auteur…
Auteur prolifique, Alain Gagnon a remporté à deux reprises le Prix fiction roman du Salon