Le quantitative easing de la BCE : une mesure desespérée ?

Publié le 28 janvier 2015 par Raphael57

 

Le président de la BCE, Mario Draghi, vient d'annoncer ce que tout le monde attendait déjà depuis des mois : la mise en place d'un quantitative easing afin de lutter contre la déflation dans la zone euro. De quoi s'agit-il ? Que peut-on en espérer ?

Le constat

Selon les données publiées par Eurostat et sur lesquelles Mario Draghi a dû fonder ses choix, le taux d'inflation annuel de la zone euro s'est établi à -0,2 % en décembre 2014, contre +0,8 % en décembre 2013. De même, le taux d’inflation annuel de l’Union européenne s'élève à -0,1 % en décembre 2014, contre +1,0 % en décembre 2013 :


[ Source : Eurostat ]

Si l'on regarde dans le détail, on constate sur le graphique ci-dessous que 16 États membres de l'UE ont connu des taux d'inflation annuels négatifs en décembre 2014 ! Les taux annuels les plus faibles ont été observés en Grèce (-2,5 %), en Bulgarie (-2,0 %), en Espagne (-1,1 %) et à Chypre (-1,0 %) :

[ Source : Eurostat ]

Pour le dire simplement, il y a le feu au lac européen ! L'incendie est d'ailleurs confirmé par le taux d'inflation anticipée sur les marchés financiers (qu'on appelle swap d'inflation), qui est lui aussi en baisse pour la zone euro.

Cette situation de recul prononcé de l'inflation résulte tout à la fois du niveau élevé du chômage, du faible niveau du taux d’utilisation des capacités de production et de toutes les politiques d'austérité qui ont contribué à faire reculer salaires et coût salariaux dans la zone euro. 

 

Les politiques monétaires

En période "normale", les Banques centrales atteignent leurs objectifs grâce à des politiques monétaires conventionnelles :

 * utilisation des taux directeurs : le principal taux directeur est le taux d’intérêt auquel les banques commerciales se refinancent auprès de la Banque centrale ; ainsi plus il est élevé plus les banques payent leurs ressources chères, et donc moins elles sont incitées à prêter. Dans le cas présent, la BCE peut encore très légèrement abaisser son principal taux directeur, mais qui est déjà tangent à 0.

 * stérilisation : pour faire simple cela correspond au retrait de la liquidité injectée dans le système, afin de limiter les risques d'inflation. Dans le cas présent, la BCE pourrait déstériliser ses interventions pour justement créer les conditions de l'inflation.

Mais lorsque les canaux de transmission de la politique monétaire ne fonctionnent plus de manière satisfaisante (c'est le cas actuellement puisque les agents se désendettent, ce qui rend inefficace le canal des taux directeurs), les Banques centrales pratiquent des politiques monétaires non-conventionnelles comme c'est le cas aux États-Unis et au Japon par exemple :


 * forward guidance : c'est en quelque sorte l’engagement de la Banque centrale à ne pas modifier ses taux d’intérêt directeurs pendant une longue période de temps ; cela dépend donc fortement de la crédibilité de la Banque centrale.

 * taux des dépôts négatif : comme ce taux rémunère l'argent placé par les banques auprès de la BCE, le rendre négatif (c'est-à-dire faire payer aux banques le droit de déposer de l'argent) forcerait les banques à prêter leurs fonds.

 * quantitative easing (= assouplissement quantitatif) pour accroître la quantité de monnaie en circulation dans l’économie.

 * achats de dettes privées, de crédits bancaires et d’ABS pour faire baisser les primes de risque, c'est-à-dire notamment faire baisser les marges de taux d’intérêt sur les crédits

Les mesures annoncées par Mario Draghi

Face à la situation épouvantable présentée ci-dessus, Super Mario a choisi de sortir le bazooka monétaire, c'est-à-dire un quantitative easing de plus de 1 100 milliards d'euros. 

Les détails restent encore à préciser, mais on sait déjà qu'il consistera à acheter des titres de dettes (ABS, covered bonds, dettes d'États et d'institutions européennes comme le FESF, le MES ou la BEI) sur le marché secondaire, entre mars 2015 et septembre 2016, pour un volume de 60 milliards d'euros par mois !

Ces titres, de maturité comprise entre 2 et 30 ans, devront être notés au minimum BBB-, mais des exceptions ont été prévues pour les pays sous plan d’aide. La BCE devrait donc avoir de quoi faire, le marché de la dette publique étant suffisamment liquide et profond en Europe, puisqu'il pèse 7 000 milliards d'euros !

En contrepartie de ces titres, la BCE créera de la monnaie, c'est-à-dire augmentera la base monétaire pour le dire avec un peu de jargon :


[ Source : Natixis ]

Le plus important à noter est que la BCE ne mutualisera que 20 % des achats (et donc des risques), les 80 % qui restent étant achetés directement par les Banques centrales nationales (BCN). Plus précisément, les BCN achèteront les titres des institutions européennes à hauteur de 12 % et la BCE 8 % du QE, en respectant la clé de répartition au capital de la BCE :


[ Source : Natixis ]

Pour le dire autrement, les Banques centrales nationales achèteront à 80 % des titres de leur propre État sur le marché secondaire. Donc très peu de solidarité afin certainement de rassurer les Allemands, qui n'ont pas ménagé leurs critiques ces derniers jours à l'encontre de Mario Draghi...

Avec un brin de provocation, je dirais que ces tombereaux de monnaie n'arriveront pas dans votre portemonnaie, mais dans la bourse de ceux qui ont des placements... en Bourse !

Ces mesures vont-elles sauver la zone euro de la déflation ?

A travers un tel assouplissement quantitatif, la BCE espère retourner les anticipations d'inflation à la hausse et donc lutter efficacement contre le risque de déflation, conformément à son mandat qui est quasi exclusivement consacré à la question inflationniste. C'est ce que résume le schéma suivant issu d'un article des Échos :


[ Source : Les Échos ]

Ainsi, il ne faudrait pas croire comme on l'entend un peu trop souvent à mon goût dans les médias, que la BCE a vocation à sauver la zone euro de l'éclatement.

Certes Mario Draghi avait annoncé en 2012 qu'il était prêt à tout faire pour sauver l'Euro, mais la politique monétaire ne peut pas tout ! Lorsqu'une zone monétaire est aussi mal construite (pas de fédéralisme, pas de correction possible des écarts de compétitivité, etc.) et qu'on la condamne en plus ses membres à l'austérité permanente (donc à abandonner leur politique budgétaire), on ne voit pas bien comment la politique monétaire pourrait tout changer à elle-seule.

Il faut également garder à l'esprit que si le quantitative easing a relancé quelque peu l'économie aux États-Unis et au Japon (mais depuis le Japon est retombé en récession, c'est dire...), c'est d'abord parce que l'effet de richesse est beaucoup plus marqué dans ces pays qu'en Europe.

Rappelons que les effets de richesse consistent en une hausse de la consommation et de l'investissement liée à la très forte augmentation des cours boursiers et des prix de l'immobilier. Or, au sein de la zone euro la demande est déprimée, le désendettement se poursuit, les effets de richesse sont faibles, donc il semble difficile d'attendre une reprise de l'économie avec une telle politique monétaire.

Au reste, accroître l'offre de monnaie au moment où le prix des actifs est élevé, les taux d'intérêt sont très bas et les banques ne semblent pas vouloir de liquidités supplémentaires (comme le prouve leur faible utilisation du TLTRO), cela me semble être le plus mauvais moment pour annoncer un quantitative easing

La réalité, c'est qu'à force de tarder, Mario Draghi s'est retrouvé face à un choix cornélien pour ne pas dire kafkaïen :

 * soit il annonce un assouplissement quantitatif, dont il sait pertinemment qu'il n'aura que très peu d'effet,

 * soit il y renonce et crée dès lors une panique sur les marchés financiers, qui ont déjà intégré depuis quelques semaines dans leurs prix l'annonce de cette mesure.


Avec un brin de provocation, je dirais que ces tombereaux de monnaie n'arriveront pas dans votre portemonnaie, mais dans la bourse de ceux qui ont des placements... en Bourse !

Les dangers d'une telle politique monétaire

A travers un tel assouplissement quantitatif, la BCE espère retourner les anticipations d'inflation à la hausse et donc lutter efficacement contre le risque de déflation.

Mais, il ne faut pas oublier les risques d'une telle politique monétaire :

 * baisse des rendements sur les dettes publiques de la France et de l'Allemagne. Certes cela peut être une bonne nouvelle pour financer la dette publique, mais il ne faut pas que les investisseurs se rabattent alors massivement sur les dettes publiques des pays du Sud de la zone euro, afin d'y trouver des rendements plus intéressants.

 * écrasement des primes de risque et donc baisse artificielle des taux des obligations publiques, avec le risque supplémentaire que la discipline budgétaire ne soit plus respectée (dans le jargon on parle d'aléa moral)

 * resserrement des primes de risque sur les actifs risqués car la liquidité créée ira s'investir dans des actifs risqués plus rémunérateurs. Il y aura donc une élévation du risque global.

Le dernier danger est que si cet assouplissement quantitatif ne donne pas de résultats tangibles, les marchés financiers anticiperont alors un quantitative easing de plus grande taille. Pour le dire simplement, la BCE sera captive des anticipations des marchés financiers !

En définitive, il n'y a pas grand-chose à attendre de cet assouplissement quantitatif, car il vient trop tard au sein d'une zone euro où la demande est déprimée, le désendettement se poursuit et les effets de richesse sont faibles. On ne donne pas à boire à un âne qui n'a pas soif... Pourquoi ne pas déverser alors ces liquidités dans l'économie réelle qui en manque cruellement ? Trop révolutionnaire comme proposition...

Mais il y a une certitude : créer de la monnaie ne signifie en rien créer de richesse ! Bien au contraire, cela sert juste à rappeler que l'Euro est en perdition, et que les intérêts privés et la veulerie empêchent d'imaginer des propositions alternatives...


N.B : l'image de ce billet vient de cet article du site ZDnet.