Note : 3/5
Dire que Imitation Game est un biopic qui évite tous les poncifs du genre est faux. En effet, très rapidement, dès le début du film, tous les éléments sont là, bien présents, bien appliqués, bien fidèles au genre : la confidence du personnage principal qui installe le récit, la mise en contexte historique claire et nette… Le premier film du norvégien Morten Tyldum ne brille donc pas par son originalité et se présente alors comme le « film à oscars » classique, bien huilé, mais sans aucune prise de risque cinématographique.
© SquareOne Entertainment
Néanmoins Imitation Game ne manque pas de surprendre et de happer le spectateur dans le récit du jeune mathématicien Alan Turing qui eut pendant la seconde guerre mondiale la lourde tâche de casser le fonctionnement de l’une des plus célèbres, et des plus complexes, machines de l’histoire de la cryptographie moderne : Enigma. « Beautiful » est la première exclamation d’Alan Turing face à Enigma. On ne peut qu’être d’accord avec lui face à la simplicité et la complexité de cette drôle de machine à écrire capable de proposer 259 milliards de milliards de combinaisons de cryptage différentes.
Malheureusement, à trop chercher l’effet, l’émotion forcée, le film s’éloigne un peu trop de cette machine fondatrice du récit, matrice du développement de la « machine de Turing » qui avait l’objectif de casser le code allemand et avec laquelle se bat le protagoniste tout le long du film. Malheureusement, il est dommage de constater que, plutôt que de se consacrer au développement des circuits de « Christopher » (c’est ainsi qu’il nomme son « enfant »), le film se tourne plutôt vers la relation d’Alan Turing avec ses collègues. Il n’est pas sans intérêt de voir comment un génie narcissique s’adapte à son environnement, mais le film aurait été peut être plus fort si la machine de Turing n’avait pas seulement été utilisée comme source de conflit entre les personnages et l’outil de Turing pour se faire accepter par les autres.
Malheureusement ce n’est que vers la fin du film que l’on comprend l’importance intime de cet « ordinateur » pour le mathématicien (en réalité Turing a initié, avec ses travaux, l’informatique qui explosa 30 ans après). Révélation d’autant plus forte qu’elle apparaît alors que le génie est à l’heure du bilan de sa vie : il vient de raconter tout son travail top secret à un policier, de commencer un traitement hormonal car étant homosexuel (ce qui est alors illégal), et il est à la fin de sa vie, à la veille de son suicide.
Or, même si l’attachement de Turing à sa machine est souvent rappelé, le réalisateur ne dépasse jamais l’interprétation primaire du sujet : le narcissisme d’un homme qui veut prouver la supériorité de ses travaux, et donc de son esprit sur les autres. C’est un traitement à la fois intéressant – on voit la personnalité d’un homme se révéler peu à peu – mais aussi décevant car on aurait peut-être préféré une incarnation plus grande de la machine de Turing et d’Enigma. S’il ne faut pas oublier le « combat » des hommes de l’ombre durant la seconde guerre mondiale, il ne faut pas non plus oublier que nous sommes aussi ici face à un combat entre deux machines. Cette critique de la personnification de la machine est d’autant plus importante et fondée que le titre même du film est celui d’un article qu’écrivit Turing à l’époque sur l’intelligence artificielle et le futur rapport probable entre les intelligences humaines et artificielles.
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La dimension sentimentale du rapport à la machine, bien que présente dans le film, est malheureusement trop vite désamorcée par la nécessité scénaristique des personnages secondaires du récit et par des séquences lénifiantes de mélodrame et de clichés : lorsque Turing défend physiquement, avec passion et désespoir sa machine alors que le commandement veut arrêter les frais, faute de résultats, dans la même séquence les associés du mathématicien, avec lesquels il a des problèmes de communication et de relation, se lèvent tous ensemble pour défendre leur chef d’équipe – mon Dieu que c’est émouvant, que c’est beau… et que ça nous sort de la relation intime entre le héros et son projet.
Mais si le film ne présente pas assez bien la relation de corps que devraient avoir les deux personnages de Turing et de son « compagnon » Christopher, il arrive avec brio à tisser les raisons de cette relation intime, à construire et présenter la personnalité torturée d’un mathématicien qui, reconnu dans son statut publique, ne l’est pas pour ce qu’il est au fond de lui même : un homosexuel brimé et cherchant, dans le travail scientifique, un moyen de refaire vivre artificiellement son amour de jeunesse qu’il n’oubliera jamais. La prestation exceptionnelle de Benedict Cumberbatch y est pour beaucoup. Il a en effet trouvé en Alan Turing un rôle à sa mesure, pas si éloigné que cela du sociopathe surdoué Sherlock Holmes, mais assez pour ajouter une magnifique et déchirante corde sensible à son arc. Alex Lawther, qui joue Alan jeune, est, quant à lui, la révélation du film. Si son jeu manque encore de subtilité ou de maturité, il transperce l’écran par sa capacité à rendre compte de l’émerveillement des premiers émois amoureux de l’adolescence, de cette innocence qui ne fait place qu’aux sentiments purs, pas encore entravés par les barrières sociales concernant l’homosexualité.
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Malgré ses quelques défauts, Imitation Game, est un film à voir aussi pour sa dimension historique qui rappelle à nos mémoires un homme brillant, mais oublié par tout le monde, et qui, paradoxalement, fut réhabilité lorsque le premier ministre britannique lui fit un hommage posthume en s’excusant, au nom de la Grande-Bretagne, des décisions de justice qui le condamnèrent à la castration chimique parce qu’il avait commis le crime d’homosexualité alors qu’il était un héros inconnu de la seconde guerre mondiale.
Simon Bracquemart
Film en salles le 28 janvier 2015.