Dubréus Lhérisson : Une vanité haïtienne ?

Publié le 28 janvier 2015 par Aicasc @aica_sc

Michèle-Baj Strobel

La mort enluminée

Dubreus Lherisson

Comparativement à d’autres arts caribéens, les arts d’Haïti présentent une singularité et une originalité telles qu’ils peuvent immédiatement être identifiés comme haïtiens. Deux répertoires donnent le ton à l’ensemble des expressions plastiques. Il s’agit d’abord de l’histoire, abondamment représentée par la geste des héros de la Liberté, dans les œuvres peintes haïtiennes, depuis les guerres des Marrons, les luttes de Toussaint Louverture ou du Roi Christophe. Elle n’est pas seulement représentée par les plasticiens mais aussi par les romanciers, poètes et dramaturges. Le second répertoire est celui de la religion vaudou qui agit comme une matrice aux inépuisables ramifications. Ce qui fait que l’on reconnaît d’emblée une œuvre d’Hector Hyppolite ou de Préfète Dufaut, est précisément lié à cette dimension magico-religieuse — qualifiée parfois de naïve—et qui ne cesse d’innerver la vie culturelle autant que quotidienne en Haïti. La marque du vaudou, comparable à une galaxie englobe également la pratique de la médecine populaire, de l’architecture et de la littérature orale ou écrite. Il s’agit bien d’un fait socio-artistique global.

Dubreus Lherisson

‘Libérer le double’

Autrefois comme aujourd’hui, ces œuvres haïtiennes font littéralement « libérer le double », pour reprendre une expression de Rachel-Beauvoir Dominique (1). Le double étant la face cachée des forces des loa qui gouvernent les cultes de possession autant que la vie individuelle. Cette force dissimulée, mais que l’objet porte à la vision, permet la guérison des maladies, exprime, par le trouble et la transe, la descente des esprits dans le corps des adeptes et initiés. Elle est une marque identitaire.
Ce qui fait également la particularité de ce répertoire semble lié au fait que les œuvres « agissent », en bien ou en mal ; elles expriment un pouvoir, une transaction secrète avec les loa et sont accompagnées d’une sorte de fond de mystère, de clandestinité, et aussi d’effroi. Les lieux rituels sont dissimulés, souvent gardés secrets et les langages sont codifiés de telle sorte qu’ils ne sont compris que par les initiés. Ce double efficient se retrouve à la fois dans des expressions de violence – par les matériaux employés : crânes, cordes, clous, croix, chaînes et en même temps de douceur, joie ou beauté, que ces mêmes objets sont censés procurer quand ils sont employés à bon escient et par des mains expertes. Autant de symboles qui charrient certes la mort, le tourment, l’interdit, la transgression… mais aussi la sublimation de la pauvre condition.

Dubreus Lherisson

Dubreus Lherisson

Les têtes enluminées de Debréus Lhérisson (né en 1971 à Port au Prince)

C’est bien à ce répertoire là que semblent s’identifier les crânes pailletés de Dubréus Lhérisson, exposés en ce moment à Paris. Présentés au Grand Palais à l’occasion de l’exposition « Haïti », ils sont en position de trophées, certains dressés sur une hampe ou à plat sur une surface (Fig.1 à 4). Plus que recouverts de paillettes, les crânes sont parfois décorés de coquillages, de perles, de sequins, enjolivés de cauris et de boules d’ambre et enluminés à la manière baroque sud-américaine, comme le souligne dans son article Scarlett Jésus, à propos des œuvres de Jean-Marc Hunt (2).
En général, ces « objets d’art » sont de couleur uniforme, très vives ou en noir brillant. Ce sont évidemment de vrais crânes, avec denture, qui transgressent le respect dû aux morts en en faisant des usages nécrophiles, élaborant une sorte de reliquaire, oscillant entre la terreur et la dérision. Dans bien d’autres sociétés, du Pacifique, aux Iles Salomon, par exemple, les crânes des ancêtres mélanésiens sont ainsi placés sur une hampe et considérés comme protecteurs ; ils sont vénérés en tant que tels. En Méso-Amérique, les crânes sont aussi décorés, agissant comme un reliquaire sacré.
Dans l’Occident chrétien les danses des morts, les représentations de crânes et de squelettes, ont fait partie de l’iconographie religieuse médiévale. C’est sans doute dans la lignée de cet héritage qu’est apparue la vogue des « Vanités » au XVIIe siècle, qui, comme l’explique encore Scarlett Jésus, « est destinée à détourner le pécheur de la poursuite, ici-bas, des fausses valeurs matérielles ; la richesse, le pouvoir, la célébrité, le plaisir des sens, afin de l’amener à se préoccuper du salut de son âme ».

Drapo haïtien

Une iconographie envers-endroit

Ainsi, dans le foisonnement des « images » vaudou, ce qui semble prédominer c’est la réversibilité des signifiés : l’envers/l’endroit ; la joie/l’horreur ; la peur/la sérénité; la vie/la mort ; le bénéfique/le maléfique. La panoplie des objets réunit ‘paquets congo’, bouteilles, cadenas, chaînes, cercueils, pots de terre, et barque d’Agwé…
Le rite est souvent marqué au sang ; l’effroi alors côtoie le plaisir, en un glissement de sens. Faut-il passer par la terreur pour trouver quiétude et paix de l’âme ?
Les crânes mis à nu, recouverts de tissus, ensanglantés parfois, appartiennent au houmfo, temple auquel on les destine. Ils y restent de manière permanente, y sont ‘attachés’ et deviennent le point nodal de croyances thaumaturges. Et ici, chez Dubréus Lhérisson, le crâne (la mort) est alors recouvert des paillettes de la joie. Elles transportent le spectateur en un tourbillonnement ambigu et joyeux nimbé de mystère et d’illusion de richesse.

Drapo haïtien
http://aica-sc.net/2015/01/07/drapo-tapisseries-de-sequins-dhaiti/

La surbrillance et le pointillé

D’où viennent les paillettes ?
Commercialisées au courant des années 1950 en Haïti, elles soulignent évidemment les liens établis, dès l’origine des cultes vaudou, entre religion catholique imposée par les prêtres bretons et « drapos » des cérémonies vaudou. Un tracé de vèvè, une figure animale ou humaine, peuvent signaler la présence d’un loa qui rattache le sanctuaire à une divinité protectrice aussi bien que l’étendard d’un saint catholique, patron d’une paroisse, le fait à l’église ou lors de processions à travers les villages.
Comme l’explique Gérald Alexis,
« Au départ, œuvres des houngans ou des mambos (prêtres ou prêtresse vaudou), assistés de quelques fidèles, ces étendards étaient créés dans un processus qui ressemble fort au rituel associé à la fabrication d’icones catholiques (….) Ensemble, ils marquent dans leur procession les quatre points cardinaux puis saluent les tambours, les dignitaires de la Société et les invités de marque (…) S’il est vrai que de nombreuses pratiques catholiques se mêlent au rituel, on a rarement parlé de l’influence de la vie militaire, par exemple, d’où émane la parade des drapeaux et les jeux d’épée ou de machette. » (4) ; voir aussi (Fig 5 et 6).

Il peut être intéressant à souligner que dans d’autres religions de la transe, on retrouve ce goût pour l’effet « paillette » comme s’il y avait une corrélation entre cette perception visionnaire de l’éclat et du fractionnement, véhiculée par la transe et sa manifestation plastique. Ainsi, ce tableau d’un artiste Gnawa d’Essaouira au Maroc, peut-il utiliser le même ‘pointillisme’ exactement comme le peintre haïtien Dieuseul Paul. (Fig. 7 et 8). La corrélation m’a toujours semblé à la fois énigmatique et suggestive ; comme si la vision de cet ailleurs induit par la transe était d’emblée fractionnée, déstructurée, métamorphosée en de multiples points, source d’éclat et d’éblouissement merveilleux.

Anonyme; Gnawa du Maroc, peinture sur bois

Objet de culte et objet d’art

Aujourd’hui, certains de ces objets se retrouvent dans des collections particulières (5) ou encore à la Maison Rouge à Paris.
Bon nombre d’objets, rituels au départ, ont ainsi pu basculer dans la catégorie « objets d’art », en fait depuis l’époque où les esthètes et poètes – Apollinaire, André Malraux, André Breton—les ont fait connaître en Europe ou aux Etats-Unis. De grandes expositions sur l’art vaudou vers 1992 aux Etats-Unis ainsi que les nouvelles tendances de l’art brut qui se situent maintenant sur le devant de la scène artistique en Europe, favorisent cette ambigüité entre objet d’art et objet de culte.
Ne retrouve-t-on pas, à ce propos, la problématique bien connue des masques et statuaires africains qui, ayant un aspect éminemment rituel dans leurs pays d’origine, sont devenus objets de collection pour les galeristes d’art?

A travers les mouvements et tendances de l’histoire des arts, on s’aperçoit que les emprunts aux modes religieux ou fantastiques ont toujours été nombreux et bienvenus. Les « Vanités offset » de Jean Marc Hunt, semblent bien instaurer un dialogue de l’art avec lui-même par le biais de la muséographie. Comme l’écrit encore Scarlett Jésus, « l’installation joue finalement un rôle actif, incitant le visiteur à regarder différemment les œuvres d’art qui l’environnent et à s’interroger sur la fonction que remplit l’institution muséale» (6)

Dieuseul Paul
Loa

Du sanctuaire vaudou aux galeries d’art, l’œuvre à destination cultuelle a surtout pris une valeur marchande. Un mode artistique actuel semble s’orienter vers la mise en valeur d’images supposées sacrées qui, dans leur contexte d’origine, ne sont pas à diffuser, ni à caricaturer, car la transgression peut mener à toutes sortes de réactions terrifiantes.
Néanmoins, jouer avec les interdits, détourner les objets rituels comme le font bien des artistes contemporains, renvoie le marché de l’art, la mode et la finance, vers l’étrange et étonnante tendance des humains à croire en une transcendance tout en s’en amusant.

Notes
1 : Rachel Beauvoir-Dominique, Libérer le double, la beauté sera convulsive… Gradhiva, N°1, n.s., 2005, p. 57-70

2 : Jésus Scarlett, Les Hunt au musée Schoelcher, p.2

3 : Jésus Scarlett, idem

4 : Aica-sc. « Drapo’, tapisseries de séquins, d’Haïti »

5 : Collection Marianne Lehmann « Fondation pour la préservation, la valorisation et la production d’œuvres culturelles haïtiennes, (FPVPPOH) », Gradhiva, N°1, n.s., 2005, p. 57.
6 : Jésus Scarlett, idem.

Illustrations

Fig.1 à 4 : Dubréus Lhérisson : crânes

Fig. 5 et 6 : Drapo haïtien (article d’Aica sc.)

Fig. 7 : Anonyme; Gnawa du Maroc, peinture sur bois

Fig. 8 : Dieuseul Paul, Loa

A relire,

http://aica-sc.net/2015/01/07/drapo-tapisseries-de-sequins-dhaiti/