Elle est la peau du temps; du temps qui passe et glisse et disparaît, et sans cesse s'avance dans la clarté du jour, et sans cesse s'efface dans l'ombre, dans la brume, s'enfonce dans la nuit puis resurgit au jour. Elle est le mystérieux frisson qui parcourt la peau du temps, la fait trembler. Un frisson de fatigue, d'émoi, de tendresse ou de peine. Mais jamais de colère. Non, jamais lors de ses apparitions, il n'y eut en elle, autour d'elle, la moindre vibration de violence. Elle est la peau du temps, du temps des hommes. La tendre et vulnérable peau du visage et du corps des humains. La peau du coeur humain. Elle est l'infiniment doux frisson de compassion qui parcourt cette peau vaste comme le monde et longue comme l'histoire. Peut-être est-elle l'écho lointain de la pitié de Dieu. Cette pitié immense, immense et incessante qui parcourt le monde en suppliant qu'on la reçoive, qu'on écoute sa plainte. Cette pitié manante qui traverse l'histoire en boitant sous le fracas sans cesse recommencé des guerres, des crimes, de tout le sang versé. Mais on la chasse de partout, on ne sait qu'alourdir le poids de sa douleur, le poids de l'ombre et du sang et des larmes dans les plis de sa robe en haillons. Elle ne se lasse cependant pas d'en appeler à chacun, à tous.
Sylvie Germain, La pleurante des rues de Prague (Gallimard, 1992)