Paris, novembre 2014
Vin nouveau pour vieille bodega
Dominique Fournier (CNRS/MNHN) (texte et photos)
Ceux qui n'ont pas eu la chance de découvrir certains pans de l'Espagne en même temps que le hasard les faisait plonger dans la lecture de La Historia de una taberna d'Antonio Díaz-Cañabate auront peut-être un peu de mal à apprécier tout le plaisir que je peux prendre en passant le seuil de la bodega de Pepe Rosa. Il est vrai que l'endroit occupe une place singulière dans ce petit village de la Basse-Andalousie situé sur la frontière du Coto Doñana. Singulière désormais car ce genre d'établissement a disparu de la plupart des localités du coin, alors même que le mosto continue de susciter l'enthousiasme des buveurs de toutes conditions lorsqu'arrivent les premiers jours de l'automne.
En septembre à Villareal, c'est encore en foulant leurs raisins (garrido et listan surtout) que les gens de la bodega tirent le jus qui va s'écouler dans le sous-sol avant d'entamer sa remontée pour une fermentation qu'il poursuivra très vite dans d'antiques tonneaux dûment nettoyés au moyen d'une chaîne, puis soufrés en prévision de l'événement. Un ou deux mois après, ici comme dans certains endroits comptés de la région, c'est la ruée, tout le monde (et même ceux de Séville qui n'hésitent pas à prendre l'incontournable chemin de Bollullos de la Mitación pour ne pas faillir à la tradition) a hâte de savoir comment se présente ce vin nouveau qui parviendra difficilement à passer le printemps. Jaune pâle, légèrement troublé par la présence des sucres résiduels, chargé d'une impression diffuse de pétillant oxydé qui ira en s'effilochant au fil des semaines, le mosto ravive chez les buveurs le sentiment d'appartenance, il délie les langues, il enchante les palais, il trouve à qui parler avec tous ces paroissiens venus s'accouder au comptoir (quel qu'il soit) pour le voir soutirer directement du tonneau et remplir le petit verre qu'on leur distribue presque négligemment. Il faut se préparer à bien passer l'hiver, et le mosto doit y pourvoir. Qu'importe qu'il soit mieux ou moins réussi que celui de l'année précédente car chacun sait, sans le moindre besoin de l'avis des savants prescripteurs, que le jus servi ne s'apprécie sincèrement que dégusté en noble compagnie.
Dans la bodega de Pepe Rosa, les préoccupations de la compagnie -strictement masculine- s'éloignent probablement de celles qu'on découvre à plaisir dans l'évocation de la taberna d'Antonio Sánchez à Madrid. La date (1944) ne fait évidemment rien à l'affaire, mais quoi, on sait que des intellectuels, des écrivains, des musiciens avaient pris l'habitude de tenir leur tertulia chez l'ancien torero. Ça vous classe un endroit en un instant, et on peut comprendre le soin extrême que prenaient les saillies populaires à ne se mélanger qu'avec finesse aux propos intelligents proférés dans la sombre chapelle d'où le tenancier avait banni les chants. Au fin fond de l'Andalousie, les préoccupations sont d'une autre trempe, moins portées à commenter la lutte contre la pression urbaine ou la modernité qu'à échanger sur les activités quotidiennes bassement matérielles. Sur les difficultés de l'agriculture locale en particulier, ou sur les manières de cuisiner les produits apportés ce jour-là par tel ou tel des habitués (l'arroz avec un pato d'origine forcément inavouable), ou encore sur l'accès désormais interdit à ce parc national de Doñana qui fut jadis le garde-manger du village. Les conversations suivent le chemin chaotique de l'instant présent, et s'accordent au rythme des nouveaux arrivants, débarrassées de toute contrainte autre que celle d'une bienséance conçue au cœur même du local, tournant résolument le dos aux curieux venus fortuitement se perdre dans cette atmosphère étrange pour ensuite n'y plus jamais revenir. Car il ne s'agit pas là d'un vague débit de vins, mais d'un lieu tout entier consacré au partage. Un lieu respectant l'ordre imposé par l'âge : les moins vieux au comptoir, les plus anciens assis autour d'une table présidée par un doyen jamais assuré de remplir cette charge très longtemps (d'ailleurs, on ne se bouscule plus vraiment ces derniers temps pour occuper la place : aujourd'hui, les os de la tradition, qui n'est décidément plus ce qu'elle était, ne se font pas plus vieux que ceux du doyen de service).
Manuel (je tairai ici son sobriquet afin de préserver son anonymat dans une société qui ne se reconnaît que dans l'utilisation du mote personnel ou familial) a installé une vieille télévision sur une étagère proche du plafond. Je n'ai jamais bien compris pourquoi elle se trouvait là puisque personne ne la regarde, même du coin des yeux. Disons qu'elle est là dans l'attente de l'événement improbable qui tiendra les buveurs en haleine l'espace d'un moment et leur procurera un sujet de conversation inédit. Du moment qu'elle ne dérange personne… et surtout qu'elle n'interfère pas sur des matières aussi importantes que le cante. Pas question de l'interdire ici, comme dans certains bars prudents, ou frileux. Pas question non plus de venir bardé d'une guitare tout exprès, au contraire de l'habitué qui aura rapporté une partie de sa cueillette de champignons sauvages, ou un poisson tout frais qu'on s'empressera de jeter sur la plancha.
L'habituel s'étant depuis longtemps transformé en rituel, on ne peut tolérer ici que le spontané. Et voilà pourquoi, tandis qu'au bout du comptoir ils sont deux ou trois à évoquer le fandango de Huelva, ou certaines sevillanas rocieras, la mise à l'épreuve s'impose naturellement pour celui ou ceux qui savent, sans songer un seul instant à se donner en spectacle. Les autres s'en gardent bien, car les paroissiens du cru ont quand même le sens du ridicule, et pas des moindres. On comprend alors pourquoi les femmes ne trouvent pas leur place dans cette pénombre obstinée : le sentiment de l'union est à ce prix, par-delà les divergences politiques, les légères différences sociales, les niveaux d'éducation variés, les talents inégaux, l'obligation de faire le joli-cœur. Rassurez-vous pourtant, elles savent encore peser sur le cercle masculin, tacitement ou non, décidant de l'horaire du retour au foyer, et imposant la longueur de la corde qui les relie aux maris en arguant sans la moindre vergogne de l'état de santé plus ou moins précaire de ces derniers.
Les artistes et les écrivains passeront un jour peut-être par la bodega de Pepe Rosa pour déguster le dernier mosto, s'esbaudissant sur l'instant, ravis de tenir là un sujet de conversation futur pour des cercles plus prestigieux. Ils reviendront à l'occasion en compagnie de quelque étrange créature à qui ils auront promis de faire découvrir une chose des plus insolites, du typique authentique tiré d'un genre que Théophile Gautier lui-même aurait été bien incapable de relater. Et puis ils abandonneront heureusement les habitués à leur quotidien, loin de tout folklore, un quotidien nécessaire, vrai, humble.
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