Entre la Lys et l’Oise, 24 janvier. L’empereur avait dit : « Le 16, je ferai mon entrée dans Arras. » Le 16 janvier. Quatre jours après, ses troupes tentèrent ce qu’il fallait pour que, même en retard, l’homme qui dans la guerre ne voit que des entrées pût, du sabot de son cheval, toucher les ruines de la cité. Arras fut leur dernière tentative. Il avait quitté Crouy après l’affaire. La parade avait raté. On avait désharnaché sa monture. Adieu, Reims ! Il se rejeta sur Arras. Arras est dans la mort. Une par une, le bombardement lui a éparpillé les côtes. Son sol est chaud et sent l’incendie. Il y a trois mois, c’était la même odeur. Nous la retrouvons. Dès la porte, la ville vous prend à la gorge. Les bûchers ne se sont pas éteints. Laissons les ruines. Il n’est plus temps de vous peindre le martyre des pierres. Les images vous l’ont mis dans les yeux. Celui qui passe dans ces désastres n’a maintenant plus de cris. On ne peut pas toujours crier ! Quand il est avec un ami, il lui dit simplement : « Oui, oui », comme si cet ami comparait le spectacle aux plus hautes catastrophes. On regarde et l’on ne sent plus monter de soi qu’une grande pensée impuissante. L’émotion a pris de la base. Les Allemands sont à neuf cents mètres de la Grand’Place. C’est de là qu’il y a peu de jours ils essayèrent d’y descendre. Le cheval de l’empereur était prêt. L’ennemi est à Blangy. Blangy est le faubourg immédiat d’Arras. Il est exactement dans le hauit du faubourg. Le reste est tenu par nous. * * * Le 20 – l’état-major allemand avait su que la date du 16, d’abord fixée par eux, avait été connue de nous – le 20, ils attaquèrent. Les Allemands possèdent quelques petits canons spéciaux pour tranchées. Ce jour, ils les avaient amenés à Blangy. Courts monstres à énorme gueule, ces canons portent à cent cinquante mètres et lancent à la fois plus de soixante-dix kilos de mélinite. Ils bouleversèrent de la sorte notre première ligne souterraine. Nos soldats quittèrent leur abri. Les Allemands les virent s’en aller. Ils se rassemblèrent, firent masse, se collèrent épaule contre épaule et en avant, marche ! Les nôtres rusaient. À la sortie de la tranchée, un sergent les avait repris dans sa main et conduits vers une usine branlante qui commande la route. Ce qui restait de fenêtres fut des meurtrières. Un homme se plaça derrière chaque tireur. Il lui chargerait et passerait le fusil. Silence. Les Allemands avançaient. Ce n’était plus de la patrouille. Ils marchaient par rangs de huit. C’était davantage qu’une tentative. Ils y mettaient le prix. Ils avançaient. Ils étaient à six cents mètres de la Grand’Place. Ils allaient dépasser l’usine. L’usine cracha. Ils étaient si serrés qu’ils tombèrent par trois. Une balle suffisait pour plusieurs hommes. Ils se resserrèrent. Les Allemands meurent bien. Ils pensaient que le nombre neutraliserait l’obstacle. Ils tombaient. Ils tombaient trop. Ils ne pouvaient continuer avec ça dans les flancs. Ils se détournèrent de leur but pour donner sur l’usine. L’usine crachait comme tourne sur la pendule l’aiguille des secondes. L’Allemand tombait, le ventre dans la boue. Dans l’usine, quand le tireur était mort, son camarade prenait son fusil. Sur la Grand’Place, on entendait le combat. On y était. Ils arrivèrent sur l’usine. Les renforts français aussi. Il était dix heures du matin quand les premières charges de mélinite nous firent quitter la tranchée. Il est une heure de l’après-midi. Se débarrasseront-ils de l’usine et parviendront-ils à l’entrée même d’Arras, au poids public, où l’on dit déjà partout qu’ils sont ? Pas de canon. Du fusil. On n’entend que du fusil. Même au poids public, ils n’auraient pas encore Arras. Arras est en défense. À mesure qu’ils la tondaient par le bombardement, il lui poussait des griffes. À cette heure elles sont dehors. Sont-ils au poids public ? La fusillade a le même son. Ce n’est pas par elle qu’on apprendra ce qui se dessine. Un cycliste passe à travers les ruines à toutes pédales. Le préfet est dans son bureau. L’évêque chez lui. Il est deux heures. Le temps ne s’arrête donc pas ? C’est par ailleurs que se fait le mouvement. Dans la ville même que de l’attente. On parle de l’usine. On dit : « L’usine ! » Mais on ne sait rien. On oublie, d’ailleurs, aussitôt ce que l’on pouvait savoir. Il y en a toujours qui reviennent au poids public. * * * À trois heures la journée est dessinée. À trois heures. La ville n’en sait rien. La ville c’est cinq personnes sur les pierres. On entend de même les fusils. L’Allemand recule. C’est fait. On le reconduit. Il retraverse Blangy nos soldats au dos. Il regagne ses positions du matin. Nous regagnons notre terrain, notre tranchée. Le sergent gagne sa croix. Et les trois mille habitants d’Arras ? Vous pensiez qu’on était en plein champ de bataille ? En plein champ de bataille avec trois mille âmes dedans. Depuis plus de cent jours, Arras se défend comme aujourd’hui. On l’a bombardé. On ne le bombarde plus. C’est-à-dire qu’il faut s’entendre. Il ne s’y passe guère de jours qu’il n’y tombe de vingt à trente obus. Ce n’est pas ça bombarder. Les habitants disaient qu’on les bombardait quand il y en avait quatre cents du lever au coucher du soleil. Où logent-ils ? Tous les quartiers ont leurs toits percés. Tous n’ont pas été sous l’acharnement. De ces rues anéanties, les habitants sont partis ailleurs chercher la vie. Les autres, les trois mille autres se sont accrochés aux choses qui restent. C’est par affection pour ce qui les a vus vivre qu’ils sont demeurés dans le risque de mourir ensemble. Ils sont sur le front, en plein. Ils ont vu de leurs amis déchiquetés en allant chercher un pain. Ils savent qu’ils sont forcés eux-mêmes d’aller chercher ce pain. Si dans la paix, au temps de la douceur des jours, on leur avait dit : « Une période viendra où vous vivrez dans un îlot de feu », ils eussent souhaité plutôt la mort. Ce temps est là. Ils auraient pu partir. Arras est cet îlot. Ils ne demandent qu’à y vivre. Ils vivent naturellement. Ils ne sont même pas sous la terreur. Ne les imaginez pas dans les caves. Ils couchent sous les voûtes, mais guettent les instants de respirer sur le pas des portes. Dès qu’un obus s’ouvre sur leur trottoir, ils montent avec un balai, nettoient le passage. Le dimanche, ils vont à la messe, le reste de la semaine suivent l’enterrement de leurs voisins. Ce jour, ils ont entendu la fusillade plus que jamais. Ce qui les effrayait en lecture, autrefois, ces contes de guerre où l’on se tailladait le corps, ils ont failli le voir. Ils ne sont pas partis. Leur esprit s’est dépouillé de toute chose extérieure à leur ville. Ils se sont peu à peu mariés à son sort. Rien ne les étonne de ce qui advient. Ce qui paraît un monde au passager n’est pour eux que le geste quotidien. L’atmosphère les a pénétrés. Ce sont les envoûtés d’Arras. L’empereur n’y est pas entré. Mais Arras n’en a pas fini. Après son échec du 20, Guillaume, les yeux sur son étoile, le doigt sur le front, s’est écrié : « J’y rentrerai le 10 février. » C’est aux alentours du mardi gras. Il y aura des confettis – en plomb.
Le Matin, 27 janvier 1915.