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Tout tableau est un autoportrait. Par Roger Garaudy

Par Roger Garaudy A Contre-Nuit

FRÉDÉRIC BIRR - JEAN DIEZ    AUTOPORTRAITS - INTRODUCTION DE ROGER GARAUDY
Tout tableau est un autoportrait. Par Roger Garaudy
L'AutoportraitparRoger GaraudyTout tableau est un autoportrait : il représente d'abord celui qui l'a créé : avant d'être un paysage, une peinture d'histoire, une nature morte, le visage d'un autre, une scène de genre ou une composition abstraite, il « représente», — au sens où on le dirait d'un ambassadeur, mais avec une exigence infiniment plus haute de fidélité profonde aux intentions les plus secrètes, et d'expression de la totalité vivante de celui qui a confié le message, — il représente le créateur dans l'acte même de sa création cristallisée en une image.Même CANALETTO, utilisant un prisme de cristal pour donner une précision documentaire à sa vision des édifices de VENISE ou de LONDRES, porte témoignage, en chacune de ses oeuvres, de son voeu le plus intime, de n'être qu'un miroir du monde, transparent aux plus fines ciselures d'un monument. Et par là-même est dit son être fondamental : plus que son visage, son rapport vécu non pas seulement avec la nature mais avec un monde reconstruit selon les plans humains, celui des architectes ; la relation qui s'établit en lui, en une sorte de soumission amoureuse au réel, entre les formes fugaces créées de main d'homme et l'éternité dans laquelle il le fige dans le cristal de lumière d'un beau ciel : lorsque l'on voudra reconstruire dans VARSOVIE effacée du monde, par les destructions d'HITLER, l'une des plus exquises places de la ville, c'est à partir de l'image qu'en avait saisie CANALETTO deux siècles et demi auparavant. L'on refaisait ainsi à l'envers le chemin de l'artiste pour faire revivre la réalité à partir des songes.De même dans l'improvisation la plus délibérément abstraite de KANDINSKY, s'inscrit, comme en un sismographe, la vibration la plus intérieure du peintre, ce qu'il y a de plus personnel dans son regard, dans la palpitation de sa vie ou le geste de sa main. Dans l'espace entre ces deux cas-limites : celui du miroir et celui de l'abstraction, se situent tous les autoportraits de cette anthologie.
POUSSIN, ce moment cartésien de la peinture française,est aussi expressif dans le paysage de ses « FUNÉRAILLESDE PHOCION » que dans son propre visage.Dans le paysage la nature est reconstruite, selon les lois del'esprit humain, ses lois mathématiques : une ellipse organisetoute la toile. Mais cette géométrie immanente à lanature n'est pas le squelette décharné de la construction :chaque segment de cette courbe régulatrice a son frémissementpropre et sa poésie. Si, dans la philosophie « réductrice» de DESCARTES, « tout le réel s'évapore en fuméealgébrique », dans la peinture de POUSSIN tout le sensibleest maîtrisé par la raison et non exclu par elle. PHOCIONle juste, injustement condamné, conserve, dans la mort, lasérénité stoïcienne d'agencement du tableau nous rend directementsensible le principe ordonnateur de l'univers quil'écrase, et, en même temps, la maîtrise de l'esprit et duregard qui l'accepte et le domine.L'autoportrait proprement dit de POUSSIN n'ajouterien à cette vision du monde, sinon la façon dont i l se voitlui-même s'insérer dans le monde. La nature n'y apparaîtplus, comme fond du tableau, que d'une manière symbolique,en sa pure géométrie, et le sage qui s'accepte lui-mêmecomme il accepte la loi du monde. De là le réalisme poussédes affaissements du visage, les yeux où n'étincelle l'éclaird'aucune surprise. Un buste sculpté dans la glaise lourde etgrave d'un univers avec lequel le peintre, stoïcien et cartésien,a fait un pacte de vie ou de mort que semble sceller,par son ancrage au coeur des choses, le volume volontairede sa personne en son immobile éternité.A l'autre pôle, celui de l'angoisse et de la passion,voici VAN GOGH. Le voici d'abord dans la folie de sa« NUIT ETOILÉE », où la terre et le ciel, mis en branle parle même séisme, sont animés des mêmes mouvementsconvulsifs : les montagnes se gonflent, se chevauchent et sebrisent, vagues d'une mer en furie. La torche funéraired'un cyprès crache en un volcan les flammes noires de sesbranches tordant et tendant jusqu'à la rupture, les voiles etles cordages du ciel dans l'ouragan des planètes. Cetteannonciation du Jugement dernier nous saisit, tel un cri ouun regard épouvanté de VAN GOGH. Le regard de cet oeilsanguinolent qu'il peint lui-même trouant la toile lorsqu'ilreprésente son visage, fait de la même étoffe, que le malheuret le monde vu par les mêmes yeux fous, hallucinés.Ces touches, comme de la limaille attirée par l'aimant,composent ce visage sans volume, cette apparition, celle du« pauvre VINCENT », le CHRIST de la peinture. Dans lesautoportraits de VAN GOGH l'on éprouve le vertige desenroulements cosmiques de la « NUIT ETOILÉE », lamême pesée du ciel et de son soleil noir que dans« L'EGLISE D'AUVERS », avec la même tension désespéréedes pierres ou de la chair, dans un monde en fusion, avec lemême grouillement de couleurs, de vers innombrablesconvulsés dans le vain effort pour résister à l'écrasement,pour exister, fût-ce au bord du désastre imminent. Existerde cette vie suicidée, dans ce « CHAMP DE BLÉ », survoléde corbeaux, peint quelques jours avant d'y mourir.L'oeuvre ne représente jamais une chose, mais un acte.Qu'advient-il lorsque cet acte se prend lui-même pourobjet. Lorsque l'oeil n'est plus celui qui est vu mais celuiqui voit ? Lorsque la main n'est plus un objet, une partied'un corps observée par un témoin, mais ce par quoi s'accomplitl'acte ?Pour un peintre chinois de l'époque SONG le but de lapeinture était d'exprimer la montagne, le torrent, ou laforêt tels qu'ils peuvent s'éprouver eux-mêmes. La montagne,le torrent, ou la forêt, et le tao qui vit en eux, faisaientleur autoportrait.L'autoportrait d'un peintre réalise le même paradoxe :l'abolition de la différence, la coïncidence de l'objet et dusujet, de l'extérieur et de l'intérieur, de l'être et de l'acte.Le peintre ne nous donne jamais un reflet de sonvisage mais un projet de lui-même. C'est le propre de toutart, de toute vie d'homme. « DIEU vous a donné un visageet vous vous en êtes fait un autre », disait SHAKESPEARE.Il serait, à partir de là, facile de classer les diverses« familles » d'autoportraits, d'après l'intention du peintre,la démarche fondamentale qui l'a conduit à se peindrelui-même : flatterie à l'égard de soi et souci de se donnerun rang, une fonction, un masque ou au contraire, flagellationet masochisme de s'abolir, de se détruire, de se « défigurer» (au sens strict du mot), ou bien encore acceptationde soi, tel qu'on est ou se croit, par humilité ou résignation,suffisance ou contentement de soi.Mais une création des arts ne se juge pas sur sesintentions. De faibles artistes seulement projettent ce qu'ilsespèrent ou redoutent d'être. Avec une telle méthode nousne classerions que des velléités. L'oeuvre véritable ne sesitue pas au niveau de nos songeries, de nos vanités, de nosillusions.Une autre classification pourrait se fonder sur la destinationsociale que chaque époque, et, à l'intérieur de chaquesociété, un groupe, a assigné à l'oeuvre d'art. OEuvre depiété, avec ses règles et même sa « liturgie » picturale, parexemple celle du portrait de « donateur », présenté par sonsaint patron, ou de l'autoportrait de l'auteur s'insérantparmi les participants ou au moins les spectateurs d'unecélébration religieuse, d'une adoration des mages ou desbergers, ou d'une simple procession. OEuvre de valorisationsociale, où le peintre, selon son voeu intime et son ambitionse place parmi les dignitaires ou les figurants occasionnelsd'une cérémonie, du sacre d'un roi, ou d'une fête courtisane,ou d'événements plus menus. OEuvre d'exaltation individuelle,semblable à l'effigie d'un prince sur une monnaie,isolant le portrait de telle manière que l'individu seuly soit magnifié, comme il advint avec les portraits desprinces de la Renaissance italienne ou des grands bourgeoisflamands, soit en faisant émerger le visage d'un fond neutreou d'un paysage lointain pour que le personnage occupedans le monde sa place dominante sinon exclusive, soit quepar son vêtement, ou par les attributs de sa puissance ou desa richesse soit orchestrée sa présence et défini son rang.Mais avec une telle méthode nous ne classerions que des« écoles ». L'autoportrait du peintre lui-même n'étantqu'un cas particulier d'une catégorie historique, un exemplaired'une série dont les caractères, avec plus ou moins deperfection ne serait qu'une illustration de cette « série ».Peut-être vaut-il mieux chercher un autre fil conducteur,une autre hypothèse de travail, à la fois plus personnelleet plus universelle, plus spécifique, pour interrogerchacun de ces visages que des artistes nous ont donnéd'eux-mêmes.Comment le peintre a-t-il voulu s'insérer dans lemonde ? Dans l'univers des choses ? Dans l'ordre d'unesociété ? Dans ce qu'il conçoit et vit comme le dessein deDieu ?Il se pourra alors que lorsque l'artiste, au cours de savie, multiplie les portraits de lui-même, comme REMBRANDT,VAN GOGH, ou PICASSO, chacun se situe à unmoment de crise, de fracture par rapport à son passé,d'inauguration d'un projet nouveau, je dirais volontiers d'une conversion, c'est-à-dire du changement des finalités d'une vie.Nous ne chercherons donc pas, avant que l'on aitfeuilleté cet évangéliaire de tant de « projets de soi », ranger d'avancechaque créateur et sa création dans uncasier avec je ne sais quelle mortifiante étiquette lui donnantpour l'éternité sa place comme dans un herbier lesplantes mortes ou dans les cages d'un jardin zoologique lesgenres et les espèces de captifs.Simplement, pour suggérer un mode de lecture et d'interrogation,ou plutôt pour nous aider à accueillir l'interpellationdes autoportraits, les questions personnelles —parfois troublantes parce qu'elles nous renvoient à nous mêmespour nous interroger sur ce que nous avons choisid'être, sur notre manière d'exister — quelques suggestionsnon pas seulement subjectives, moins encore arbitraires,mais touchant à nos racines les plus profondes, celles quinous font entrer en dialogue avec une réalité qui nousdépasse et pour une large part, nous constitue : celle del'autre, du tout autre. Les visages vivants que nous côtoyonsou les visages qu'ils peignent d'eux-mêmes, avec desfards ou des masques, des cris de douleur, d'angoisse,d'espérance ou d'amour, des lignes ou des vibrations qui sesont inscrites sur la toile. Le crayon ou le pinceau sont cemerveilleux sismographe qui nous communique parfois lavibration elle-même par la grâce de l'art, qui est le pluscourt chemin d'un homme à un autre.Voici GIOTTO qui s'est placé, un parmi les autres,enraciné dans la vie de son peuple en marche, en marchevers le « Jugement dernier », dans la fresque de la Chapelled'ARENA à PADOUE. De toute sa présence lourde et dechair massive, carré dans l'espace, comme chacun des fidèles,autour de lui, qui vont à DIEU tout entiers, corps etâme. Ainsi l'enseignaient au même moment la « SOMME »Tout tableau est un autoportrait. Par Roger Garaudy
de SAINT THOMAS D'AQUIN, ou la « DIVINE COMÉDIE» de DANTE. Cette homme, cette pierre fortementéquarrie du temple, a sa place dans l'ordonnance divine : laforce de l'homme et de ses mains, son visage confiant aujour de la comparution, tout cela fait partie de cette manièredivinement humaine d'exister, que SAINTFRANÇOISvenait de révéler à ses contemporains et queGIOTTO ne se lasse pas d'évoquer dans les fresques d'ASSISE.Ce regard implacable de BOTTICELLI : alors queGIOTTO participait tout entier à la liturgie du destin, BOTTICELLIne s'est pas intégré à « L'ADORATION DES MAGES» :il n'est ni l'un des acteurs, ni même un spectateur.Il se détourne de l'action centrale et nous regarde dans lesyeux pour nous prendre à témoins de cette dérision :« L'ADORATION DES MAGES » est en général l'allégoriede la soumission à DIEU des princes de ce monde. Toutcela n'est qu'apparat et mensonge. Devant la VIERGE etL'ENFANT, COSME DE MÉDICIS se prosterne sans ycroire, imité par tous ses courtisans dans ses gestes et sesmensonges. Tout cela n'est que du théâtre, un théâtrepolitico-religieux. BOTTICELLI, hautain et dédaigneuxs'en désolidarise, et la vigueur du contour du visage quidécoupe son or sur le fond verdâtre nous donne physiquement,plastiquement, le sentiment de cette coupure et deson détachement de ce milieu. La courbe monumentale dumanteau l'isole encore dans cette grandeur solitaire dans unmonde dont les murs évoquent les fissures et la ruine. Lestyle de BOTTICELLI n'est plus celui des arabesques dansantesde son « PRINTEMPS » dont la tristesse au moinsconnaissait le frisson de la grâce. Ici la courbe dure n'a pluscet envol : elle s'est figée en destin. Le regard du peintre,celui d'un juge, semble appeler déjà les malédictions deSAVONAROLE, son futur ami martyrisé pour avoir tentéd'arrêter le pourrissement et la chute de FLORENCE.FOUQUET semble avoir ciselé sa propre médaille.Mais dans un étrange émail : de couleur bronze sur fondnoir. Le contraire de ce qu'il fait d'ordinaire : ses lumièreschantantes de vitraux, ses miniatures éclatantes. Tous cesfeux sont éteints. Et ses rêves. Il a retrouvé le réalismeaustère de son portrait de CHARLES VII, de sa présentationd'Etienne CHEVALIER. Seule sa technique de la géométriedemeure : tout, dans son propre portrait est fait d'élémentsovoïdes, coulée générale du visage, poches des yeux, calottede la coiffure. C'est, avec près d'un demi-millénairede décalage, le cubisme de Juan GRIS composant son propreportrait avec des « éléments » d'une structure analogue.C'est l'homme du refus. Un portrait déjà de sa propremort. Comme lorsqu'il peint la VIERGE à partir du gisantde pierre d'Agnès SOREL.GIOTTO devant un monde en train de naître, et yparticipant tout entier jusqu'à ne faire qu'un avec son mouvementde célébration, de la vie nouvelle, BOTTICELLItémoin d'un monde en train de se désintégrer : le temps durefus. FOUQUET, le temps du mépris : sous l'éclat d'une« renaissance » frivole, tout ce que peuvent recouvrir lesgalets des plages et les dalles des tombeaux.Trois autres peintres devant la peinture pure : pas unearchitecture et une géométrie de forme, mais une bataille del'ombre et de la lumière. Trois façons profondément différentes,pour eux, en sculptant leur propre visage dans lalumière et l'ombre, de se situer dans cette bataille.TITIEN, un hymne au soleil et à la flamme. C'est samanière d'être au monde. Pas un dessin, pas un trait, pasune ligne : seulement la frontière mouvante entre le feu etce qui n'est pas lui. Tout est irradiation, intensité, débordementde vie. Même le visage d'un vieillard est un noyau declarté qui diffuse cette torche de vie. La lumière est la seuledivinité et la seule réalité de cet univers panthéiste duTITIEN.Chez CARAVAGE, pas de fusion ; une bataille. Cen'est pas une lumière qui rayonne : elle est cernée parl'ombre. Il lui faut un effort violent pour percer la nuit.L'ombre ne crée pas plus de mystère que la lumière ne créela vie. Même lorsqu'il peint son propre portrait CARAVAGErevêt ce masque qu'il a imposé à toute la réalité. Uneantithèse, une simplification, disons le mot : un procédé etun artifice. Cette bataille entre la lumière et l'ombre, oùl'ombre joue toujours le premier rôle, ce n'est pas unetragédie mais un mélodrame. Masque de comédien.REMBRANDT ce n'est ni le triomphe du soleil et dufeu de TITIEN, où le ciel et la terre ne sont faits que deflammes. Ce n'est pas le triomphe truqué des ténèbreségorgeant à tout coup la lumière chez CARAVAGE. C'estun équilibre angoissant, toujours menacé, toujours ouvert àl'espérance. La grâce, au sens théologique du terme, trouvantsa définition esthétique : la descente de la lumière dansles ténèbres. Dans un tableau de TITIEN ou de CARAVAGEnous savons d'avance qui sera le vainqueur. Dans lemonde de REMBRANDT nous ne le savons pas. Nousparticipons au combat, nous aussi, avec angoisse et avecespoir. Qui va gagner, de l'ordre, strict dans ses formes etsordide en son essence, des marchands d'AMSTERDAM, oudu prophète visionnaire qui, un jour, sera exclu par ceux-làmêmes qui l'adulaient au temps où il consentait à évoquerleur vie, leurs vanités ? Chaque tableau de TITIEN ou deCARAVAGE prétend nous apporter une réponse picturaleau problème de la réalité dernière. Un tableau de REMBRANDTn'est pas de l'ordre d'une réponse mais de l'ordred'une question. S'il a peint si souvent son propre portraitc'est précisément parce qu'à chaque crise s'approfondissaitla question. Chaque autoportrait est une interrogation deREMBRANDT sur lui-même. Une interpellation aussi ànotre égard. Ses premiers autoportraits de 1630 sontcomme les hésitations d'un acteur cherchant son visagedevant son miroir à maquillage. Il se décide en 1632, àLEYDE, pour ce jeune bourgeois nanti avec son feutre, safine moustache et sa collerette de dentelles. Le tout, baignéde lumière, avec des contours stricts. En 1640, il a appris àflatter les maîtres de la finance d'AMSTERDAM dont i l estle portraitiste à la mode. Par sa propre image i l veut imposerson rang dans l'aristocratie d'argent d'AMSTERDAM : levêtement et la parure sont aussi soignés que le visage, etdonnent une volupté tactile dans la beauté des étoffes, desfourrures, des broderies. Autoportrait de 1660 : tous cescolifichets se sont estompés. L'ombre gagne les vêtements,la chevelure, les rides du visage, l'orbite des yeux..., unegrande interrogation pénètre l'homme tout entier.Jusqu'aux bouleversants autoportraits de la fin de sa vie, oùle clair-obscur n'est plus une technique mais un langage derévélation, l'expression picturale de ce sentiment d'un crépusculed'un monde qui passe, et de la vision intérieured'un monde autre. Nous vivons alors, devant cette imagepathétique du vieillard en lequel un monde s'éteint et uneautre lumière vacille, la tension de l'homme entre ces deuxmarées du réel et de l'irréel, diastole et systole de la foi enun DIEU à la fois présent et caché. REMBRANDT est à cepoint conscient que se joue en lui ce drame cosmique queson propre visage se reconnaît en ses portraits de SAINTPAUL ou des prophètes. L'autoportrait devient le portraitdu drame de l'histoire humaine.Tout tableau est un autoportrait. Par Roger Garaudy
Voici, inconscient de cette tragédie universelle, extérieurà elle, le léger VAN DYCK. On l'imagine aisément entrain de se peindre : ses yeux sont ceux d'un homme qui seregarde dans la glace. Et qui croit que le monde tourneautour de lui : les nuages mêmes et le ciel continuent lesplis de ses vêtements de soie ou les boucles de sa chevelure.Le tournesol même se tourne vers lui...Contraste : ce clochard de FRANZ HALS, avec songène, son débraillé truculent, sa trogne de buveur, et unetechnique de virtuose bien adaptée à évoquer le personnage: pas de glacis, de surfaces bien léchées, pommadées,mais des touches apparentes, nerveuses, rapides, qui sepoursuivent en coups de poignards. On boit ce tableaucomme un verre de rouge. A en oublier le gommeux précédent !...GOYA. Tout Goya en un seul portrait. A la différenced'un REMBRANDT de chaque époque et de chaqueinterrogation de sa vie, ici un GOYA de tous les âges. Unautoportrait « synthétique » : avec son habit d'homme duXVIIIe siècle où crépitent encore quelques reflets du peintredes fêtes galantes et de l'amant de la duchesse d'ALBE,et puis ce visage modelé par facettes, à coups de touchesapparentes, par quoi il inaugurait la peinture du XIXesiècle, de DELACROIX à CÉZANNE. Ces yeux chargésd'ombre qui ont vu les massacres du 3 mars i l y a peu detemps encore, et cette ombre mate, sourde, qui le cerne detoutes parts. Déjà les couleurs de folie de la « Romerio deSAN ISIDRO » ou du sabbat des sorcières.La fatuité faite homme : COURBET. Ce naturaliste quin'est jamais naturel. Qu'il se peigne lui-même dans unbric-à-brac d'atelier envahi par ses admirateurs, qu'il sefasse saluer par la piétaille de ses sujets ; qu'il s'affubled'une barbe « assyrienne », qu'il se peigne en « contreplongée» de sorte que chaque trait du visage se transformeen courbe comme celui d'une vedette de théâtre vue dupremier rang de l'orchestre, et que leur ensemble suggèreun mouvement ascensionnel, qu'il veuille donner ce sentimentde « s'encanailler » avec des allures de loup de mer etune pipe, ou de jouer les CHRIST aux yeux d'ombre et auxmains ouvertes sur le monde, il est toujours, dans sesautoportraits, en train de jouer un rôle.A force de vouloir, comme les positivistes de sontemps, représenter un monde sans l'homme, il a créé unhomme sans monde, avec des masques successifs. Malgré lalégende de son amour du peuple et de la révolution, crééeautour du « populisme » de ses « CASSEURS DE PIERRE »,ses autoportraits révèlent au plus haut point sa solitudeégoïste et jouisseuse : avec un extraordinaire « tempérament» qui lui fait exprimer chaque sensation avec le maximumd'intensité et de sensualité, de luxuriance dans undésert de signification, voilà les autoportraits d'un hommese contemplant lui-même, sans visage.Le contraire de COURBET : PISSARO. Avec un mêmetempérament, l'humilité et la générosité en plus. Le visaged'un homme tout entier présent à lui-même et aux autres.Pas de recherche de l'exploit technique : le double fleuvede la barbe et de la blouse — celle de tous les tâcherons deson temps. Faisant son métier d'homme et de peintre. Avecses yeux immenses, toujours étonnés. Des yeux d'enfants,dominant la barbe blanche et la silhouette voûtée du vieillard.Dans ce personnage, d'une seule coulée, et dont lesdeux courbes directrices du portrait évoquent la tensiond'un arc, le refus de celui qui n'a jamais accepté l'ordreexistant : ni celui de la société, ni celui de la peinture, etqui n'a cessé de se battre pour la transformer, devenant à lafois l'un des pères fondateurs du socialisme et de l'impressionnisme.Cet autoportrait d'un vétéran visionnaire quifait penser à un prophète de REMBRANDT, est peut êtrel'un des blasons et des manifestes de ce siècle d'orage, decombat et de renouvellement. PISSARO l'éveilleur, le modeste,et l'irréductible.Ce museau de fouine, minuscule et railleur, féroce ettendre, au bout, là bas, tout au bout, de cet alignement degibus, en courbe régulière, le dernier de la série, et le plusseul, c'est TOULOUSE-LAUTREC. Il s'est peint tel qu'il seperçoit dans ce monde. Tout le monde y a un rôle, fût-cecelui de voyeur. Lui, aucun. Il a pris là, comme toujours,avec ce geste infaillible du crayon, comme celui d'un revolverqui tue, la ligne essentielle. Un instantané, bien avantque la photo ne le puisse. Au lasso de son trait, un nez, unoeil, la courbe d'un chapeau-melon. Tout est dit. Aveccruauté, avec vérité. En un coup de fouet. Sans reprise.Une peinture sans repentir. Il est là, l'implacable : implacablecelui qui voit. Implacable celui qui est vu. Et, ici, lemême homme. Toujours l'homme, avant le technicien, etqui n'est ce technicien, d'abord parce qu'il est cet homme.Voyez PICASSO. Toujours cet oeil qui fait éclater leschoses, et cette fixité, cette immensité du regard, commedans les peintures du FAYOUN ou même, au delà, cesstatuettes de MARI, en MÉSOPOTAMIE, aux yeux dilatéspar la vision et l'extase. Tous les autoportraits de PICASSO,pendant trois quarts de siècle, ont gardé la continuité de cesyeux. Ne cherchons point avant qu'il ne fut PICASSO.1907. L'année des « DEMOISELLES D'AVIGNON ». Riend'autre dans un visage, que ces zébrures et ces hachures detraits droits. Rien, sinon ces yeux : les seule lignes courbesde la toile. Juste assez pour dire, dans un monde à anglesdroits, l'hallucination de la vie.Etrange, chez les plus « modernes » de nos peintres,ces autoportraits qui sont le contraire de leur peinturelorsqu'ils ne sont pas le symbole de leur être.Regardez ! Le paradoxe de MONDRIAN : le fond,dans son autoportrait de 1918 est constitué par des compositionsabstraites, par plans de couleurs en « à-plats », et,au premier plan, comme si le reste n'était qu'un décor, sansplus de rapports avec le personnage qu'un paysage dans unportrait de PINTURRICHIO, une silhouette presque naturaliste,sans rapport avec le fond, pas plus que la personnede ses peintres avec le monde où ils vivent et leur saisie dece monde à un certain niveau de profondeur.Le même drame, celui de la rupture de l'art avec la vie,de la vie d'un peintre avec la vie de son temps, transparaîtdans le portrait de MALEVITCH, peint en 1933, plus devingt ans après ce suicide pictural du « carré blanc sur fondblanc » qui était le passage à la limite de la peinture abstraite,est aux antipodes de l'abstraction : une image symboliquedu chevalier de l'inaccessible, d'un héros de la« QUESTE DU GRAAL ». Avec son corps monumental, cesplis de vêtements aux cannelures d'une colonne ionique, etce visage de moine guerrier, il est là, comme un gisant, surle fond blanc, sans carré blanc, comme une espérance derésurrection.Ainsi seulement pouvait, pour un temps, s'achevercette galerie des autoportraits. Chacun d'eux fut, commeces tentes de granit des pyramides, plantées dans le désertdes pharaons pour défier le temps et l'éternité, une victoirede la vie contre la mort. Ce que chacun de ces peintres aapporté de neuf à la forme humaine, il l'a dit en traçant cetableau de lui-même. L'histoire de leur tentative follecontre l'érosion des siècles est une sorte de résumé del'épopée humaine, de cet « antidestin », comme disaitMALRAUX, de cette « antihistoire », dirons-nous, quin'est le contraire de l'histoire officielle que parce qu'ellen'est pas l'abandon à ses dérives, à ses déterminismes, à sesaliénations, mais au contraire l'histoire de la création continuéede l'homme par l'homme, créée à coups de ruptures,de transcendances, de projets et de rêves, de ces défis et deces folies qui ne sont qu'une autre manière de désigner lacréation, indivisiblement celle de DIEU et des hommes.
Roger GARAUDY
Tout tableau est un autoportrait. Par Roger Garaudy
© Frédéric BIRR - 1982Dépôt légal 2e trimestre 1982
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