Entouré de verdure sombre,
L'ancien château dort à l'ombre
De grands arbres.
Dans un bassin de mosaïque
Se baignent quatre dames en marbre.
.
Tout en ce domaine antique
A gardé la physionomie des vieux âges.
Tout semble parler des hommages,
Des galanteries de l'ancien temps,
Des élégances légères d'antan.
Dans le salon, une aïeule handicapée
Est assise sur le canapé.
Une jeune fille lui lit le journal,
En diagonale.
-" Il y a beaucoup
De politique et d'économie.
Faut-il passer, Mamie ? "
-" Oui, cela ne m'intéresse pas du tout.
N'y a-t-il pas des histoires d'amour ?
La passion est-elle morte pour toujours ?
Ne parle-t-on plus d'enlèvements
Et d'aventures comme dans le temps ? "
Annabelle, la jeune fille, parcourt
Et s'arrête sur le titre Drame d'amour.
La vieille dame, candide,
Sourit dans ses rides.
-" Très bien. Lis-moi cela. "
Annabelle commença.
C'était une affaire de vitriol.
Une jolie créole
Avait brûlé les yeux de l'amie chérie
De son mari.
Ce mardi, elle sortait
Des Assises, acquittée,
Sous les applaudissements de l'assistance.
Oubliant son impotence,
L'aïeule s'agita et répéta :
-" C'est affreux, c'est affreux cela !
Trouve-moi autre chose, mignonne. "
Annabelle tomba sur Drame, cet automne.
Une vendeuse de fleurs d'âge mûr
Était tombée dans les bras d'un jeune dur.
Puis un soir, après souper,
Pour se venger de cet amant qui la trompait
Elle lui avait tiré un coup de revolver.
Les jurés prirent le parti de la meurtrière.
Cette fois, la grand-mère se révolta
Et d'une voix tremblante protesta :
-" Aujourd'hui, le monde est fou !
Le Bon Dieu nous a offert à tous
L'amour, unique séduction de la vie.
L'homme y associa la galanterie,
Notre seule distraction, notre pactole
Et vous, vous y mêlez
Du vitriol,
Du pistolet ! "
-" Mais cette femme était mariée
À un coureur de jupons. Il a payé !
Quoi de plus naturel ?
Le mariage, Mamie, c'est sacré ! "
Répondit Annabelle
-" Non, c'est l'amour qui est sacré.
J'ai vu presque trois générations
Et j'en sais long, très long :
Mariage et amour ne vont pas ensemble,
Du moins, ce me semble.
Le mariage, comprends-moi bien, ma fille,
Sert à former, à cimenter
La société.
La société est une chaîne de familles.
On ne se marie qu'une fois
Parce que le monde l'exige ; tu vois ?
Mais, dans une vie, on peut aimer vingt fois.
La nature nous a fait ainsi.
Le mariage est une loi,
L'amour est un instinct.
On a fait des lois
Qui combattent nos instincts
Mais ceux-ci sont plus forts que la loi.
On ne devrait pas leur résister
Car c'est de Dieu qu'ils proviennent.
Or, les lois, elles, viennent
Des hommes. Bref, ma chérie,
On doit remplir sa vie d'amour, à l'envi ! "
Annabelle ouvrait
Des yeux effarés :
-" Mais...on ne peut aimer qu'une fois ! "
Se souvenant des galanteries d'autrefois,
La vieille dame reprit :
-" Vous êtes une race de vilains,
Je te le dis :
Depuis la Révolution, les humains
Sont méconnaissables.
Leurs actions sont inacceptables.
De mon temps, on apprenait
Aux hommes à aimer les femmes.
Et quand l'un d'eux nous convenait,
Dame,
On en profitait,
Et sans frilosité !
Nous venait-il jadis
Un nouveau caprice,
On congédiait l'ancien amant,
Tout simplement
Ou bien on les gardait tous deux ! "
-" Les femmes n'avaient-elles pas d'honneur ? "
La vieille dame eut un sourire malicieux.
-" Pas d'honneur, parce qu'on aimait sans peur !
On osait même s'en vanter !
Si dans notre société,
L'une de nous demeurait sans amant,
Nos amies auraient ri en se moquant.
Celles qui voulaient vivre autrement
N'avaient qu'à rentrer au couvent.
Aujourd'hui, vous pensez que vos époux
N'aimeront jamais que vous !
Le mariage, petite bécasse,
N'est pas dans la nature de notre race.
Il n'y a, dans la vie, qu'une bonne chose :
L'amour, Éros. "
Annabelle prit les mains de sa mamie :
-" Tais-toi, je t'en supplie.
Moi, je demande au ciel une passion,
Une seule et grande passion. "
-" Prends garde. Tu seras malheureuse
Si tu crois à tes folies trompeuses. "