Une chronique de Daniel Schneidermann (Arrêt sur images) très pertinente à mon sens
Fin de récré
Barthès à Plenel, invité spécial du Petit journal : "cette Une de Charlie, beaucoup de musulmans la trouvent choquante. Et vous ?" Il lui montre évidemment "la" couverture, la dernière. Plenel élude. "Moi je défends le droit à la caricature. Mais je ne pense pas que toute la presse est la même. Pour ma part, je n'aurais pas..." "Est-ce que vous la trouvez choquante ?" "Je comprends que des gens puissent la trouver choquante. Je ne suis pas pour qu'on tue, et je trouve scandaleux comme beaucoup de nos compatriotes de toutes origines, qu'on tue pour ça..." "Est-ce que vous, vous la trouvez choquante ? " "Je ne suis pas concerné, mais je vais vous dire..." " Il y a beaucoup de mais, dans ce que vous dites" "Je ne pense pas que dans le débat public, on puisse tout prendre à la rigolade, à l'ironie, à la moquerie" "C'est pas justement le moment de défendre la rigolade et la moquerie ?" "Ca dépend si elle s'attaque à des personnes. La haine ne peut pas avoir l'excuse de l'humour".
"La haine" ! Diable. A qui s'adresse l'avertissement ? Pas à Charlie, bien entendu. Mais alors à qui ? Comment à la fois rester solidaire des caricaturistes assassinés, et siffler tout de même la fin de la récré, la fin des petits dessins incendiaires ? A la quatrième relance, le patron de Mediapart finit par trouver le passage : oui à la caricature, mais si elle reste sagement à sa place de transgression, et ne prétend pas constituer la norme. Donc, si on comprend bien, OK aux gribouillages, mais en marge de la Copie Majuscule du Débat Public. Et si possible, à l'encre sympathique. Une des cibles possibles de cette analyse ne serait pas très difficile à trouver : elle est exactement en face de Plenel. C'est Barthès, allégorie vivante de la Transgression devenue Norme. Mais Barthès ne pose pas la question.
Le lendemain matin, sur Europe 1, Thomas Sotto interroge Riss, le nouveau directeur de Charlie Hebdo. Il s'agit, avec les ménagements qu'impose son état de rescapé, de le rappeler gentiment, là encore, aux réalités du vivrensemble. Car le vivrensemble est de retour. Plus que jamais. "Après votre dernière couverture, il y a eu dix morts au Niger. Y aura-t-il des caricatures de Mahomet dans le prochain numéro ?" Non, sans doute pas. D'ailleurs, explique Riss, on ne sait pas encore quand sortira le prochain numéro. Quant aux dix morts au Niger, Riss rappelle simplement que les fous n'ont pas besoin de Charlie pour massacrer. Une tentative d'organiser le concours de Miss Monde au Nigeria (1), en 2002, avait fait 200 morts.
Fin de la récré. Retour aux hymnes, au drapeau, aux cérémonies patriotiques, à la recherche désespérée de causes communes. On n'aimerait pas être à la place "des Charlie", à la reparution, avec cette injonction schizophrène qui va peser sur eux. Continuez, mais surtout calmez-vous. Soyez sereins, au milieu des escadrons de CRS qui vont vous protéger. Transgressez tranquillement, sous le regard angoissé du monde entier. On n'a pas fini de rire.
N.D.L.R
"Je lui dirais… que les sottises imprimées n’ont d’importance qu’aux lieux où l’on en gêne le cours ; que sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur ; et qu’il n’y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits."
Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais