Guy Morant, auteur autoédité (guymorant.com), nous propose aujourd’hui une revue des blogs anglo-saxons à propos de Kindle Unlimited. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que le constat est très mitigé…
Mauvaises nouvelles
Pour beaucoup d’auto-édités étasuniens, 2015 apparaît déjà comme l’année de la défaite. Il y a un mois à peine, rien ne semblait pourtant le laisser entrevoir : le livre numérique venait de connaître sa cinquième saison successive de croissance exponentielle, les maisons d’édition traditionnelles apparaissaient de plus en plus comme des reliques d’un autre âge et les success stories de l’auto-édition permettaient aux auteurs d’envisager une carrière à temps plein dans l’écriture. Après plusieurs mois de guerre commerciale entre Amazon et Hachette, au cours de laquelle la plupart des auto-éditeurs avaient pris fait et cause pour la firme de Jeff Bezos, un accord avait été atteint qui ne satisfaisait personne, mais évitait au moins qu’Amazon ne subisse de nouvelles attaques de la part des auteurs établis.
C’était compter sans Kindle Unlimited, lancé en juillet 2014.
Le New York Times, principal organe de la cabale anti Amazon, ricane : regardez-les, ces frondeurs, qui quelques semaines plus tôt vilipendaient les éditeurs. Nous leur avions pourtant dit qu’Amazon n’était pas leur ami :
Les auteurs sont en colère contre Amazon. Encore une fois. Pendant la plus grande partie de l’année écoulée, les romanciers classiques reprochaient à Amazon de décourager la vente de certains titres pendant sa confrontation avec l’éditeur Hachette concernant les livres numériques. Aujourd’hui c’est au tour des écrivains auto-édités, qui doivent la plus grande part de leur audience à la plateforme d’édition du détaillant, d’être mécontents. L’un des problèmes est la compétition excessive. Mais une nouvelle plainte vise Kindle Unlimited, un nouveau service d’abonnement d’Amazon qui offre l’accès à 700 000 livres – à la fois auto-édités et édités de manière traditionnelle – pour 9,99 dollars par mois.
Cité par l’article du NY Times, le consultant en édition numérique et éditeur Bob Mayer indique l’ampleur du désastre :
Il y a six mois, les gens quittaient leur boulot alimentaire, convaincus qu’ils feraient carrière dans l’écriture. Maintenant, les gens doivent reprendre ce boulot ou galèrent pour subsister. Cela vous donne une idée de la rapidité de la mutation.
Un exemple souvent cité dans les blogs : l’auteure H. M. Ward, qui affirme que ses revenus ont diminué de 75 % suite à sa participation au programme Kindle Unlimited :
Ok, certains d’entre vous le savent déjà, mais j’ai mes séries là-dedans depuis 60 jours et j’ai perdu environ 75 % de mes revenus. Ceci en comptant les emprunts et les bonus. Mes ventes sont tombées comme des pierres. Le nombre des emprunts dépassait celui des ventes. Et les premiers ne complètent pas les secondes, comme on s’y attendait.
Face à ce revirement désastreux de leur carrière, plusieurs auto-édités notoires ont annoncé qu’ils quittaient KDP Select et Kindle Unlimited. Le chantre de l’auto-édition J. A. Konrath, par exemple, qui a suivi l’exemple de H.M. Ward, mais sans révéler aucun chiffre. Comme le dit le site The Digital Reader,
Il n’a pas partagé des détails sur l’impact de KU sur ses ventes, mais Joe n’est pas du genre à prendre une décision économique sans compulser les chiffres. Et s’il s’en va là où l’herbe est plus verte, les auteurs indépendants qui sont encore à KDP Select devraient se demander sérieusement s’ils ont intérêt à rester.
(Image de Sean Kelly sous licence Creative Commons)
Offre et demande
Le site Gigaom résume ainsi la nouvelle évolution du marché du livre :
Si vous connaissez quelqu’un qui écrit des livres, ou si vous suivez n’importe quel auteur sur les réseaux sociaux, vous avez probablement l’habitude des habituels commentaires défaitistes sur la mort de l’écriture et la façon dont Amazon tue le livre tel que nous le connaissons. Certains sont peut-être même vrais. Mais si c’est le cas, c’est l’augmentation massive des écrits qui tue (ou transforme) l’industrie du livre, et Amazon n’est juste qu’une partie du phénomène. Les livres – comme toutes les formes de médias – deviennent un bien de consommation.
Le mécanisme est simple, et ressemble à ce que tant d’autres industries ont connu : l’avènement du livre numérique a permis un accroissement sans précédent du nombre de livre publiés. Les premiers lecteurs de ces livres étaient des lecteurs cherchant à lire à petit prix. Le problème est que le succès des premiers auteurs n’était possible que dans un marché en expansion. Aujourd’hui, la croissance du numérique marque le pas, tandis que les livres auto-édités se pressent toujours plus nombreux dans les librairies virtuelles. La nouvelle offre d’Amazon, qui ne faisait que suivre les programmes d’abonnement de Scribd et de Oyster (sans parle des audiolivres Audible – filiale d’Amazon – offerts également par abonnement), n’est pas dépourvue de pertinence dans ce contexte : puisque l’offre dépasse désormais de très loin la demande, les prix doivent désormais baisser afin de permettre à des nouveaux lecteurs d’absorber le surplus. Un autre article de Gigaom conclut :
S’il n’y a pas plus de personnes qui achètent et lisent plus de livres, ce sera un problème pour la plupart des auteurs et pour tous les services d’abonnements aux livres numériques.
2015 : commencement de la fin, ou nécessaire correction ?
Dans ce contexte défaitiste, est-il possible de conserver un espoir ? Pour tous les auteurs qui, par nécessité ou par choix, ont opté pour l’auto-édition, 2015 sera-t-elle l’année de la défaite, ou celle d’un changement de stratégie ? Plusieurs réponses ont été apportées à cette question lancinante par les auteurs anglo-saxons.
1) stratégies d’adaptation
If you can’t beat them, join them (si tu ne peux pas les vaincre, joins-toi à eux) : ce proverbe résume le pragmatisme de nombreux auto-édités étasuniens. Devant l’ascension des services d’abonnement, que beaucoup de commentateurs considèrent comme définitive, certains ont déjà eu l’idée de modifier leur offre. Comme Kindle Unlimited rémunère les auteurs de la même façon quel que soit la longueur du livre, pourquoi ne pas écrire des livres plus courts ? Ou bien écrire à la série des dizaines de livres vendus 99 cents, comme Kathryn Le Veque ? De telles adaptations sont en cours, mais il est permis de douter de leur efficacité pour la plupart des auteurs.
2) Le bon grain et l’ivraie
Un deuxième discours revient à nier le problème, sous prétexte que les livres ne sont pas interchangeables. Un lecteur amateur de romans de vampires ayant pour cadre l’ouest américain n’estimera jamais qu’il y a trop de romans de ce genre dans sa boutique Amazon. De même que les internautes trouvent toujours les sites qui les concernent, et ce malgré la multiplication des pages en ligne, les lecteurs trouveront toujours « leurs » livres, ceux qui ne parlent qu’à eux. Écoutez Hugh Howey :
Oubliez le nombre de livre publiés chaque année. Un nombre brut de livres n’a aucun sens, de même que le prix de ces livres. Ce qui compte, c’est de savoir si chaque lecteur individuel peut trouver assez de lectures de qualité pour le satisfaire à des prix qu’il accepte de payer. C’est la raison pour laquelle le Projet Gutenberg n’a pas tué l’industrie de l’édition. Il y a assez de gens qui veulent des livres physiques, assez qui veulent des nouveaux livres, assez qui veulent des livres pratiques et assez qui n’aiment pas les classiques, pour faire tourner cette industrie qui pèse 30 mlliards de dollars.
3) Diversification des sources de revenus
Joanna Penn représente l’une des voix les plus intéressantes de l’auto-édition. Cette auteure britannique fascinée par la question du bien et du mal possède en effet une solide expérience dans le marketing et gère sa carrière comme une entreprise. Dans un billet de blog récent, elle explique sa position par rapport à Kindle Unlimited :
Bien que j’aime Amazon, si la vente sur une seule plateforme est votre seule source de revenus, vous pouvez être inquiet. Si vous avez un boulot, par tous les moyens restez fidèle à un seul distributeur. Mais s’il s’agit de votre gagne-pain, votre dépendance à l’égard d’un seul détaillant signifie que vous allez bientôt rencontrer des difficultés.
Et Joanna sait de quoi elle parle : auto-éditrice depuis 2008 – c’est-à-dire avant l’essor de Kindle – elle n’a jamais connu le succès facile des auteurs portés par le raz-de-marée du numérique. Issue du monde de l’entreprise, elle a toujours été consciente de la nécessité de développer, lentement et sans relâche, sa marque, son fichier de lecteurs, son image médiatique. Si elle a fini par pouvoir en vivre (1 500 à 2 000 dollars par mois), ce n’est pas en vertu d’une soudaine ruée vers l’or numérique, mais grâce à son travail acharné.
Ses conseils permettent donc d’échapper au pessimisme rencontré si souvent dans la blogosphère étasunienne. En voici un extrait :
1) Écrivez ce que vous aimez pour des gens qui aiment lire ce genre de choses
2) Pensez global. Pensez à des sources de revenus multiples.
- Si la vente de livres numériques aux États-Unis est votre seule source de revenus, vous pouvez être inquiet.
- Abandonnez votre vue à court terme. Pensez à une échéance de 5 ans. De 10 ans.
- Créez de multiples sources de revenus à partir de vos livres
3) Écrivez quelque chose de formidable
La diversification est aussi la stratégie choisie par Steven Konkoly : changement de genres, audiolivres, traductions étrangères, novellas, conférences, les idées ne manquent pas pour les auteurs créatifs (ne le sont-ils pas tous ?) et entreprenants. Malgré les menaces qu’il ne nie pas, Konkoly reste enthousiaste quant aux nouvelles possibilités offertes aux auteurs par le numérique.
Conclusion : un monde mouvant
Le monde du numérique se transforme à grande vitesse, sans que personne ne puisse prévoir ses mutations futures. Les blogs anglo-saxons répètent souvent que la persévérance et le sens de l’adaptation constituent les meilleures qualités d’un auteur. Qu’ils le veuillent ou non, les auto-édités sont contraints d’évoluer avec cette vague permanente de changement, là où leurs confrères édités traditionnellement peuvent espérer une obsolescence plus progressive de leurs pratiques. Mais l’exemple d’auteurs comme Joanna Penn, David Gaughran ou Steven Konkoly démontre que l’auto-édition offre ce qu’aucun contrat d’éditeur ne peut offrir : la liberté, avec ce qu’elle exige de rigueur, de créativité et de modestie. À soi seule, cette liberté suffit à justifier les efforts consentis. Si l’indépendance a un prix, elle sait aussi récompenser celui ou celle qui sait en tirer profit pour s’élever au-dessus de la condition ordinaire des auteurs traditionnels.
Kindle Unlimited ne tuera ni la lecture, ni la littérature, ni les auteurs. Tout au plus elle obligera ces derniers à revoir une nouvelle fois leurs stratégies. Sysiphe, une fois de plus, devra faire rouler son rocher jusqu’en haut de la colline.
Guy Morant
Guy Morant est un maître d’école et un auteur auto-édité. Il a publié en décembre deux romans de jeunesse : Le sachet de bonbons et Lucie Acamas et les Compagnons de L’ordre Vert. Il rédige un blog sur des thèmes en relation avec l’autoédition, l’état du marché éditorial, le numérique, la condition d’auteur et l’écriture. Son site : guymorant.com.