Article de Elle - décembre 2014
Savez-vous que les plus grands noms de la mode française ne sont pas nés ici ? Mais c'est à Paris que leurs talents ont explosé. L'exposition Fashion Mix, au musée de l'Histoire de l'Immigration, rend hommage à ces étrangers qui font rayonner notre pays.
L'histoire de la mode française est exemplaire. Outre le rayonnement incontestable des grands créateurs hexagonaux, elle s'enrichit aussi d'une multitude de courants venus d'ailleurs, qui ont forgé sa richesse. Pour devenir, au final, ce qu'on appelle aujourd'hui... l'exception française. Ce savoir-faire qui n'appartient qu'à nous est le fruit d'une étonnante mixité de cultures étrangères. C'est ce que raconte la très constructive exposition Fashion Mix, au musée de l'Histoire de l'Immigration à Paris. Ou comment tous ces créateurs étrangers ont fait l'excellence de la mode française. D'ailleurs, en préambule, Fashion Mix rappelle judicieusement que le concept de Haute Couture, sublime particularité hexagonale, a été créé au milieu du XIXe sicèle par l'Anglais Charles Worth.
Charles Worth
Dans ce musée de l'Histoire de l'immigration se retrouvent tous ces glorieux flux créatifs. Il y a les robes magiques du Vénitien venu d'Espagne Mariano Fortuny, qui ont tant ému Marcel Proust. Il y a le rose vibratile de la Romaine Elsa Schiaparelli, ou les coupes magistrales du Basque Cristobal Balenciaga. Il y a aussi tous ces Japonais que nous aimons tant. Ces Belges qui nous ont éblouis. Ces drôles d'Anglais qui ont fait de la couture un sacerdoce. Ces Italiens qui ont donné de la ferveur et du baroque à la silhouette. Etonnant comme ce bouillonnement stylistique vient de partout ! Ce qui a même étonné Olivier Saillard, commissaire de l'exposition. Lui et son équipe escomptaient trouver une soixante de couturiers, brodeurs ou artisans étrangers venus en France. Il s'en est révélé plus de deux cents au fil de leur recherche ! "Cela donne un caractère d'exemplarité à la mode, explique-t-il. Et cela rehausse l'image d'une France ouverte aux autres. C'est le flux vertueux de la mode qui a toujours reconnu l'autre pour son talent et non pas en fonction de sa nationalité. En retour, ces immigrants sont devenus les grands créateurs qui font la mode française. Etrangement, la mode ne s'est jamais enorgueillie de cette immigration heureuse. Il était temps d'en saluer le panache."
Dans cette exposition, on retrouve nombre d'aventures personnelles liées aux contingences de l'histoire. Au-delà des vêtements, il y a parfois le drame de l'exil. Tels ces artistocrates russes, fuyant la révolution de 1917, qui arrivent en France avec un seul mais précieux savoir, la broderie, que l'on enseignait aux jeunes filles nobles. L'une d'elles, Marie Pavlova, grande-duchesse, soeur du grand-duc Dimitri, créa son atelier de broderie Kitmir, au service quasi exclusif de Chanel, tandis que son frère devint l'amant de Coco. Quant à Cristobal Balenciaga, il a fui la guerre civile espagnole en 1936 pour ébaucher ses premiers dessins en France, sur le papier à en-tête de l'Elysées Hôtel, où il séjournait. On peut voir le nom de Paco Rabanne figurant sur le registre de l'Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides qui a trouvé refuge dans notre pays en 1937, après que son père a été fusillé par les franquistes. Jusqu'à des parcorus très récents, comme celui du créateur Rabih Kayrouz, qui se retrouva de multiples fois en France au fil des conflits au Liban, et finit par installer sa marque à Paris en 2007.
Cristobal Balenciaga
Il y a des parcours plus fluides, comme celui de Kenzo Takada, aussitôt adopté par son pays d'élection, et qui décrocha sa première couverture de Elle dès 1970. Il était venu présenter ses dessins à notre rédaction et la rédaction l'a aimé. Dans un article du 8 novembre 1976, on se souvient de son arrivée : "Il a fait un saut en France. En touriste. Son premier séjour à Paris, il se le rappelle encore. Il est venu avec juste assez d'argent pour tenir quelques semaines. Sans parler un mot de français, il atterrit dans un bureau de style où il reste quatre ans." Quelques années plus tard, Kenzo crée un empire de la mode. Qui perdure, dirigé par le duo Humberto Leon et Carol Lim, deux Américains à Paris.
Après Kenzo Takada, des vagues de créateurs affluèrent pour montrer leur mode. Une mode pas toujours bien accueillie, le scandale artistique créant la violence chauviniste. "L'Empire contre-attaque" titre Le Monde dans les années 80 face aux vêtements jugés trop conceptuels des Japonais. En 1983, Libération, perplexe devant les tenues "misérabilistes" de Yohji Yamamoto et Rei Kawakubo pour Comme des garçons, fait des créateurs un portrait mitigé. Le journal les appelle "le Bonze et la Kamikaze" : gracieux ! Même circonspection devant les cérébraux "Six d'Anvers" où figure Dries Van Noten. Pourtant, c'est en France qu'ils ont pu s'exprimer pleinement. A Londres, on avait conseillé au collectif des Belges d'aller défiler ailleurs. Depuis, ils sont salués comme des créateurs référents de la mode française. Et il y a belle lurette qu'on ne les qualifie plus par leur nationalité, mais par la pure aura de leur nom. Pour exemple suprême, viendrait-il à l'esprit de quiconque de douter qu'un créateur d'origine allemande, le grand Karl Lagerfeld, n'est pas le plus parisien des couturiers.
Karl Lagerfeld
Ce qui est remarquable dans cette histoire d'immigration, c'est la passion avec laquelle ces créateurs ont embrassé le patrimoine français. Leur culture, ils l'ont mise tout entière au service de notre tradition du savoir-faire. Pour Olivier Saillard, "il n'y a pas d'exotisme dans leur création. Plutôt une forme d'esprit. Il y a l'exubérance anglaise, la coupe italienne ou la rigueur japonaise. Mais, en fin de compte, peu de chose qui dise de façon basique d'où ils viennent. Car, sans doute, tous ces étrangers ont aimé Paris, la place incontestée de la mode, et en ont intégré les codes avec leur regard singulier. Ils font de Paris un exotisme qui leur appartient et ils nous le rendent avec générosité".
C'est vrai, personne ne peut voir Paris comme un étranger, quand il longe les quais et découvre le vénérable quai de Conti, le Louvre toujours royal, l'impassible pont Neuf ou la Conciergerie peuplée de fantômes. Il reste dans les souvenirs de nos grands créateurs une vision idéale de Paris. Chez Yohji Yamamoto, elle vient se nicher dans les plis mystérieux d'une Madame Grès qu'il aurait aimé connaître. Chez Azzedine Alaïa, elle court le long des jambes d'Arletty, "un symbole de liberté", dit-il. Ce même Alaïa qui se souvient enfant en Tunisie d'"une tante lointaine qui était danseuse et très élégante. Elle s'habillait à l'européenne. Elle avait une redingote rouge avec des revers en astrakan, sa taille était ceinturée. Je me promenais avec elle et les gens l'applaudissaient à notre passage. Elle portait un manteau de Christian Dior que sa couturière avait reproduit". Chez l'Alber Elbaz de six ans, vivant en Israël, le paradis se voit sur ses dessins."Mes copains me disaient : "Tu vas être un jour un grand couturier à Paris"'." Ou encore les lointains souvenirs de Rabih Kayrouz, qui s'entend encore dire par sa famille : "Toi, tu veux devenir couturier comme Yves Saint Laurent et Pierre Cardin !" Dior, Cardin, Saint Laurent... Il y a des noms qui scintillent pour la tour Eiffel.
Azzedine Alaïa
Aujourd'hui, on ne compte plus les maisons dirigées par des étrangers, d'Alexander Wang chez Balenciaga à Phoebe Philo chez Céline. On suit de près Haider Ackermann comme Raf Simons. On pressent même que l'avenir de la mode "made in France" se conjuguera à l'anglaise et l'on suit les "poulains" des groupes de luxe. J.W. Anderson est désormais chez Loewe et LMVH soutient Nicholas Kirkwood. Tandis que le groupe Kering mise sur Christopher Kane... Certes nous ne parlons que d'une histoire de robes, mais ce détail veut dire beaucoup, comme l'explique Mercedes Erra, fondatrice de BETC et présidente du conseil d'administration de la Cité Nationale de l'Histoire de l'Immigration : "Que symbolise cette exposition ? Une chose fondamentale. Quand vous êtes sûr de votre culture, vous n'avez pas peur d'accueillir les autres. La mode française a toujours été confortée dans ce qu'elle véhiculait de valeurs d'excellence et de rayonnement. Dès lors, elle a toujours vu l'apport des autres cultures comme un enrichissement et une façon d'avancer dans son histoire, elle s'est nourrie du savoir des des autres. Quand on n'a pas peur des autres, qu'on est fier de ce que l'on offre, les autres veulent se montrer dignes de vous. Dans l'ambiance délétère dans laquelle nous vivons aujourd'hui, quel bel exemple de partage des valeurs. Je veux croire, moi qui suis immigrée espagnole, que la France véhicule tuojours ces idées de respect, d'excellence et d'intégration." Même s'il faut admettre que ces fameuses vertus républicaines, dont se targue notre pays, n'ont jamais été aussi bien été portées que par "les autres". Les autres qui, eux-mêmes le disent, viennent de pays moins empathiques que la France. Et pour revenir à notre histoire légère de mode, qu'elle n'est pas la fierté d'un créateur "étranger" quand il reçoit la Légion d'Honneur ou l'insigne de Chevalier de l'Ordre des Arts et des Lettres : Karl Lagerfeld, Marc Jacobs, Alber Elbaz, Yohji Yamamoto, Rabih Kayrouz... Vous n'avez jamais vus plus émouvant. C'est juste une histoire (de mode) française.