En ces temps agités, la mode consiste trop souvent à trouver, aussi rapidement que possible, des réponses rapides et simples aux problèmes complexes contemporains. Comme on peut s’y attendre, ces réponses sont donc souvent mauvaises, inadaptées ou contre-productives. A contrario, prendre quelques minutes pour réfléchir peut s’avérer souvent payant.
C’est ce que propose l’équipe de Thinkerview au travers d’entretiens ciblés auprès d’experts, disponibles sur leur chaîne Youtube. Cette fois-ci, on m’a aimablement proposé l’interview de Pierre Conesa, interrogé à la suite des attentats de début janvier.
Pierre Conesa est un ancien haut fonctionnaire du Ministère de la Défense qui s’est spécialisé dans les questions de stratégie internationale, notamment militaire et a dirigé pendant huit ans, au cours des années 2000, un important cabinet d’intelligence économique.
L’interview, d’un peu plus d’une heure, est intégralement disponible ici, et aborde plusieurs sujets dont l’intérêt mérite largement quelques lignes dans ces colonnes. En plus, on est dimanche, on a du temps pour ça, profitons-en !
Après une introduction de son parcours, Conesa revient en détail sur les attentats récents, et notamment sur l’importance qu’a eu l’Occident (et les États-Unis en particulier) de se construire des ennemis en remplacement de l’Union Soviétique, construction qui aura abouti aussi bien à la déstabilisation du Moyen-Orient qu’à la diffusion d’un islamisme radical en passant par la hiérarchisation bien particulière des conflits en fonction de leurs intérêts économiques et médiatiques.
Au sujet de cette hiérarchisation, Conesa liste trois grands types d’acteurs (vers 18’00) qui ont tous leur mot à dire sur l’intérêt ou non d’un conflit. À côté des intellectuels médiatiques, à la frétillance calculée comme celle de BHL par exemple, on peut ajouter les humanitaires, qui expliquent volontiers bien connaître les bourreaux puisqu’ils connaissent leurs victimes, et les diasporas, qui brandissent la carte de leur passé de victimes pour orienter l’opinion publique ou faire du lobbying en leur faveur. Ces acteurs, disposant de l’oreille attentive des politiciens et ne s’embarrassant jamais d’années de réflexion sur les délicates questions de politique étrangère, poussent l’État à intervenir, parfois lourdement et rapidement, souvent en dépit de ses intérêts à long terme.
Au passage, (22’40) Conesa en profite pour montrer à quel point la Somalie, la Libye ou l’Afghanistan sont des exemples concrets de lieux où la notion d’État central, comme la chérissent actuellement les occidentaux, n’est pas réellement viable : dans ces contrées où ce sont les structures tribales qui dominent, où tout le monde est armé, la sécurité ne provient pas d’un état central mais de ses proches, et chaque tribu a tout intérêt à ne pas s’embarrasser d’un tel centralisme.
Il peut y avoir des territoires sur la planète sur lesquels il n’y pas d’état central.
Réflexion d’autant plus intéressante qu’elle vient en contrepoint frappant de la tendance actuelle qui est, justement, de tout vouloir centraliser, d’accroître l’emprise de l’État et ce, même où l’on sait déjà que ça ne marche pas…
Au sujet de la radicalisation de certains musulmans français, Pierre Conesa aborde ensuite quelques évidences toujours bonnes à rappeler (30’35) : au contraire des agitations consternantes de Vallaud-Belkacem, il rappelle que ce n’est certainement pas à grands renforts de cours de civisme et de barbouillage des cours avec un gros pinceau de citoyenneté qu’on aurait pu durablement calmer les frères Kouachi ou Coulibaly. Partant de cette évidence, il note que tous les pays européens, à l’exception de la France, ont actuellement une politique active de contre-radicalisation, qui se traduit concrètement par un discours public clair qui permet de désigner la cible et par une organisation des renseignements et d’alerte s’appuyant sur les collectivités locales.
Cette organisation locale de contre-radicalisation permet de répondre aux besoins locaux, chose dont la France ne dispose pas du tout actuellement et qui a abouti, devant le désarroi de familles constatant le départ de leurs enfants pour la Syrie, à un abandon en rase campagne des institutions étatiques sur le mode « Je ne suis pas responsable ». Le but, ici, est d’obtenir un État qui fournit des moyens, mais surtout pas d’en faire un acteur, surtout qu’en France, les questions religieuses et de culte sont du ressort de l’Intérieur … c’est-à-dire de la Police et des Renseignements, alors qu’il ne s’agit pas ici d’un problème de délinquance (34’17).
Ce n’est pas un problème de délinquance. (…) On retrouve tous les tropismes français : « C’est à l’État de faire, c’est au réseau public de s’en occuper » ce qui à mon avis est une erreur.
Est ensuite abordé (34’40) le rôle de l’Arabie Saoudite dans le financement des opérations visant au prosélytisme de l’islam, notamment politique, le plus rigoriste. Pierre Conesa en profite pour refaire quelques rappels historiques, en pointant notamment le fait que les différentes organisations de résistance afghanes, dans les années 90, étaient d’autant mieux financées qu’elles étaient radicales, ou que les Saoudiens ont toujours eu comme stratégie de diffuser au maximum leur vision politique de l’islam et le salafisme. Dès lors, désigner la cible, (38’26)
C’est désigner ce qu’est le salafisme, c’est-à-dire une idéologie totalitaire comme on en a connu plein au vingtième siècle. Celle-là n’est simplement pas née chez nous mais en Arabie Saoudite. Si on veut défendre l’islam comme religion de paix et de tolérance, il vaut mieux ne pas avoir l’Arabie Saoudite dans son camp.
Parlant ensuite des suites sécuritaires données aux récents attentats, Pierre Conesa revient sur le Patriot Act qui a surtout abouti à une formidable captation d’informations au bénéfice des États-Unis, et ce d’autant plus facilement que ces derniers sont en position de force pour imposer des contraintes à leurs partenaires. Il note aussi la dissymétrie de traitement entre certains terroristes (islamistes ou non) et des personnes comme Julian Assange, dissymétrie essentiellement due à l’importance des ruptures informationnelles que ce dernier apporte et qui servent de justification aux États pour le traquer.
Enfin, si la question se pose de savoir pourquoi, devant ce traitement à ce point dissymétrique, la France reste malgré tout l’alliée des États-Unis, Pierre Conesa rappelle bien (vers 52’08) les travers de la sociologie des cabinets ministériels, qui, en construisant une cour révérencieuse et opaque déconnecte complètement les dirigeants des réalités de terrain et réduit dans des proportions énormes la capacité des institutions dont ils ont la charge à prendre en compte et s’adapter aux ruptures.
Pierre Conesa conclut l’interview en rappelant le manque flagrant de culture internationale de nos élites politiques, et la disparition complète de tout ennemi stratégique extérieur, rendant l’opinion publique intérieure totalement souveraine sur les décisions de nos dirigeants.
L’interview n’est pas exempte de quelques défauts, qui, outre sa longueur et le fait d’aborder différents sujets d’une façon un peu décousue, noient quelques points fort intéressants que le spécialiste évoque dans ses réponses.
Mais on peut noter toutefois un avantage décisif du format « internet » : certes, cela fait au final plus d’une heure d’interview, c’est long, mais cela permet à des intervenants qui maîtrisent vraiment leur sujet de répondre en détail à des questions de journalistes qui ne se placent pas dans l’immédiat et la petite phrase. On est à des lieues de la télévision traditionnelle qui, même dans ses émissions de format long, recherche avant tout le sensationnel et dont les journalistes visent absolument sans vergogne à faire passer un message. Au milieu de la période actuelle où l’action et l’agitation ont largement pris la place de la réflexion, les éléments apportés sous ce format et par ces interviewés sont, réellement, nourrissants.
Bon visionnage.
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