à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts jusqu’au 13 Juillet et au CREDAC à Ivry jusqu’au 17 Juin.
C’est l’exposition annuelle des diplômés félicités des Beaux-Arts, quatorze à Paris (Cadrage / Débordement), et, parmi ces 14, sept à Ivry (Moteur).
Il y a de tout, l’habituel sampling d’images, de photos, de sons, d’emballages alimentaires, de curios, le tout bien politiquement correct. Il y a quelques sculptures intéressantes, des îlots de plâtre, des objets de récupération. Il y a les gentils tableaux d’une jeune peintre devenue en quelques mois, grâce à un membre du jury et un galeriste, la coqueluche d’une coterie de collectionneurs, même l’IHT en parle. On remarque une installation de Pierre Guy (aux Beaux-Arts seulement), ville clignotante et dévoreuse, les animaux marins de Julien Laforge (sur les deux sites, mais surtout au CREDAC) et une dérive dans les rues de Saint-Denis (Marie Preston au CREDAC). Au final, on se dit que ces jeunes artistes ne paraissent pas encore tout à fait sûrs d’eux, pas encore tout à fait solides, mais qu’ils ont du potentiel et qu’on reviendra les voir dans qelque temps (et qu’il est stupide d’empêcher le visiteur de prendre des photos à l’ENSBA; ces jeunes gens ne sont quand même pas encore des stars !). Une seule artiste, à mes yeux, sort du lot.
Elle vient d’Equateur, n’a pas 30 ans et c’est une magicienne. Elle fait apparaître et disparaître le réel, elle vous ébahit, vous en met plein les yeux et vous ne voyez rien. Elle joue avec les mirages, avec la disparition du réel, avec l’illusion des sens. Quatre pièces d’elle sont montrées ici.
La première pièce, au CREDAC, est indiquée sur votre plan, intitulée Mirage(s) 2. ligne imaginaire (équateur), mais vous ne voyez rien, absolument rien, sinon un grand mur blanc. Il faut vous coller au mur, regarder de biais pour apercevoir sur le mur une ligne imperceptible, quasi invisible. Longeant le mur, comme le sol en pente de la salle remonte, vous perdez la ligne, il faut vous accroupir, remettre vos yeux à son niveau pour la retrouver. Si vous ne vous pliez pas à sa loi, à son horizontalité inexorable, vous la perdez ; il vous faut finir presque à terre pour la suivre jusqu’au bout, jusqu’au mur final. Estefania vient d’Equateur, pays traversé par une ligne invisible éponyme. Plutôt que des géographes conceptuels, nous avons là une artiste qui dévoile la vraie structure du réel, et qui engage physiquement le spectateur dans sa démarche. Ah oui, ce n’est qu’une ligne tracée à la gomme.
Sa deuxième installation, toujours au CREDAC, est une salle aux murs noirs, à peine éclairée. Vous hésitez à y entrer, encore une implication physique demandée au spectateur, encore un risque à prendre. Tout au fond, sous la lumière blafarde, au sol, un empilement de photos quasi identiques, les 25 photogrammes d’une seconde d’un film. Elles montrent une femme, méditerranéenne, au regard intense, prise à la dérobée dans une ville au paysage indistinct, regardant presque timidement dans notre direction, par en-dessous. Il s’agit d’une séquence du film mythique (en tout cas mythique pour ma génération) de Pontecorvo, La Bataille d’Alger, film interdit, film contesté, film cible de nombreuses manifestations d’extrême-droite, film utilisé par les Américains pour former leurs cadres anti-terroristes, en Irak et ailleurs. Cette femme, si je me souviens bien, est une militante FLN, mais je vais revoir le film pour l’occasion. Dans ce cachot aux murs noirs, dans cette semi-obscurité, nous voilà revenus il y a 50 ans ; la disparition de l’image souligne la disparition des prisonniers aux mains de l’armée, la mort omniprésente. L’œuvre s’intitule d’un regard l’autre (à demain Rébecca, j’espère que tu n’oublieras pas).
Ce sont donc là deux œuvres toutes deux à peine visibles, l’une blanche et l’autre noire, l’une historique et l’autre géographique, l’une linéaire et l’autre caverneuse, toutes deux nous impliquant, nous donnant le sentiment d’un risque.
Quai Malaquais, Estefania Penafiel nous montre une autre disparition, un autre signe de violence : elle a tiré des centaines de photos d’incendies sur lesquelles forêts, maisons, voitures brûlent allègrement. Ces photos de feu d’un rouge intense (ci-contre) sont présentées dans une salle sombre sur une table sous un projecteur de lumière rouge. Rouge sur rouge : vous ne pouvez donc rien voir. Ces incendies, cette violence sont niés, abolis, escamotés, rendus invisibles. Je lis qu’elle a, ailleurs, présenté une des fameuses photos des Sonderkommandos de Birkenau sous une lumière blanche si forte, si éblouissante, qu’il était impossible d’en discerner un quelconque détail (Fiat Lux). Disparition de l’histoire.
Enfin elle a inscrit ici et là, sur des vitres, avec des empreintes à peine visibles, des mots qu’on devine à peine, parce qu’un cartel nous y invite, des mots difficiles à lire, encore plus difficiles à relier entre eux. Il faut s’y astreindre, fouiner, déchiffrer, tenter de comprendre. Ce sont, là encore, des vestiges, des sédiments de l’histoire, des bribes de récits de professeurs de l’ENSBA sur Mai 68. Que reste-t-il de ce mois là aujourd’hui ? Tout s’efface, tout s’estompe, Estefania tente dérisoirement de maintenir un peu de mémoire, mais ces vitres seront nettoyées, mais ces mots seront effacés. C’est Mirages (4) l’ex-école. Elle avait réalisé un travail similaire de mémoire sur l’Arménie (ci-contre) : des noms évoquant le souvenir de familles rescapées du génocide, gravées sur les vitres d’une maison de Yerevan, mais ne se révélant que sous un certain éclairage (Mirage(s) 3. l’Arménie).
J’ai trouvé dans son travail une gravité, une profondeur, une maturité uniques, mais aussi une capacité à jongler, à ébahir, à tromper tout à fait réjouissante. C’est son nom que je retiendrai dans cette promotion.
Photos 1 et 2 volées par des complices de l’auteur (on n’est pas chez Gonzalez-Torres).