Ceux qui sont plus lucides après #CharlieHebdo (403ème semaine)

Publié le 24 janvier 2015 par Juan

L'unité nationale est terminée. Ce n'est pas grave, la démocratie a besoin de débats. 

Et cela ne signifie pas non plus un retour à la normale. La France a été changée, la France s'est changée. 

Et certains changements se mesureront plus tard.


Après les mots, les chiffres.
Le Charlie Hebdo des survivants a dépassé les 7 millions d'exemplaires. On a bien sûr entendu le retour des "Oui, mais" que d'aucuns confondent encore avec une légitimation hypocrite des attentats. On s'est bouché les oreilles pour éviter d'écouter l'acteur Samy Nacéri couiner pour le respect absolu des religions sur une antenne télévisuelle. Le succès public d'un journal satirique qui affiche sur sa couverture un fameux "Tout est pardonné" démontre que quelque chose a changé.
Les attentats ont eu raison d'une austérité mesquine sur les forces de sécurité. Mercredi, annonces de chiffres, trop de chiffres tue le chiffre. La Défense sauve 7.500 postes qui devaient être supprimés d'ici 2019. La DGSE hérite de 185 emplois supplémentaires. Valls ajoute 1.400 postes à l'Intérieur et 736 millions d'euros de crédits de fonctionnement et d'investissement sur 3 ans. On oublie déjà le décret du 24 décembre dernier qui activait de nouvelles dispositions d'espionnage sur Internet votées dans la précédente loi de programmation militaire.
"Le risque zéro n'existe pas"
Manuel Valls
Najat Vallaud-Belkacem balance "onze mesures pour une grande mobilisation de l’École pour les valeurs de la République" : 250 millions d'euros dont 45 millions d'euros supplémentaires pour les fonds sociaux, une formation de 1.000 enseignants et personnels à l'enseignement la laïcité et la lutte contre les préjugés d'ici la rentrée prochaine. Elle veut revoir la carte scolaire pour casser les ghettos, réintroduire l'enseignement moral et civique, créer une éducation aux médias et l'instauration d'une journée dédiée à la laïcité.
Cela témoigne d'une autre prise de conscience. La République est attaquée à la racine, et ses inégalités enclenchent la haine. On le savait. Mais la violence des attentats change le problème de nature.
De Jean-Luc Mélenchon à Eric Ciotti, certains politiques réclament aussi le retour à une forme de service militaire. Des responsables militaires, anonymes, s'interrogent sur le coût, et surtout la portée d'une telle mesure. Assumera-t-on d'envoyer nos gamins sur le théâtre des opérations ?
La lucidité contre la haine
En Allemagne, le leader de PEGIDA, ce "mouvement des patriotes européens contre l'islamisation de l'Occident" qui multiplie les manifestations xénophobes contre les immigrés, démissionne. Lutz Bachmann est un ancien condamné pour divers délits qui désormais prêche la plus grande sévérité contre les immigrés. Il venait de publier une photo de lui grimé en Hitler. Les masques tombent.
Passée l'émotion du drame des attentats à Paris, les complotistes s'en donnent à coeur joie. Il n'y a que quelques esprits faibles, et de nombreux ados rapidement exhibés dans nos journaux télévisés, pour plonger les deux pieds dans le piège.
Plus grave, on réalise enfin l'ampleur des actes anti-musulmans: cent vingt-huit recensés par l'Observatoire de l'Islamophobie, en à peine deux semaines depuis l'attentat, soit davantage que sur toute l'année 2014. Les Juifs de France ont également la trouille. C'est ce que répètent le CRIF et quelques autres organisations. Car la banalisation du discours antisémite atteint toujours des sommets de bêtise. La mobilisation citoyenne du 11 janvier a redonné un peu d'espoir, mais pas suffisamment.
Plus heureux, Lassana Bathily, ce jeune Malien qui avait protégé les clients de l'Hyper-Casher de la rage meurtrière d'Amedy Coulibaly, a les honneurs d'une cérémonie de naturalisation vendredi 23 janvier. Les médias sont là, le symbole est généreux. Il réchauffe les esprits et les coeurs.
Sur les réseaux sociaux, la fachosphère suffoque.
La France se retrouve collectivement plus lucide qu'avant les attentats.
Les "politicailleries" inaudibles
Les attentats ont calmé certaines outrances, mais surtout rendu inaudibles quelques autres.
L'Abbé de la Morandais ose clamer sur Europe 1 que "les immigrés se reproduisent comme des lapins". L'Eglise catholique mérite mieux que les mensonges xénophobes de l'un de ses représentants
Le 22 janvier, Marine Le Pen démet de ses fonctions le chef de ses euro-députés. Aymeric Chauprade avait dénoncé la prétendue existence d'une "cinquième colonne puissante" qui "vit chez nous et peut à tout moment se retourner contre nous en cas de confrontation générale."  Papa Jean-Marie explique que l'Apartheid servait au départ à "promouvoir" les communautés blanche et noire.
Le Front national est la cinquième colonne de la bêtise internationale.  Il est juste hors sujet.

Manuel Valls trouve la formule juste contre Sarko: "il faut être grand, pas petit." Entre loups, on se comprend. Mais le premier ministre débloque quand il se lâche sur les banlieues. Il évoque un "Apartheid", parle d'une nécessaire "politique de peuplement". Quelques soutiens socialistes sont rapidement contraints à venir expliciter sur les ondes.
Mercredi soir, Nicolas Sarkozy pollue les ondes d'une interview complaisante sur France 2.  L'ancien monarque, qui coûte quelques dizaines de milliers d'euros chaque mois à la République, cible Valls, et se dit "consterné qu'on puisse assimiler la République française" à l'Apartheid. Sarkozy bafouille. Responsable des forces de l'ordre pendant près d'une décennie, il est fragile et fragilisé dans ses accusations et ses mensonges. Il ment quand il nie la baisse des effectifs de sécurité (gendarmerie et police nationale); il ment quand il propose de rétablir les heures supplémentaires de la police jamais supprimées. Avait-il oublié qu'il avait oublié de les payer quand il était ministre de l'ordre ?  Pire, François Hollande et Manuel Valls l'ont privé de son argument fétiche, accuser la gauche de laxisme sécuritaire. Enfin et surtout, l'ancien monarque était à court d'idées.
Ce soir-là, les téléspectateurs furent plus nombreux à regarder "Plus Belle La Vie" sur France 3 que Nicolas Sarkozy sur France 2.
Tout un symbole, et un symbole heureux.
Les têtes à l'envers
Les attentats de Paris ont mis quelques têtes à l'envers.
Manuel Valls réclame ainsi "le rétablissement d'une peine d'indignité nationale", une mesure jusqu'alors défendu plus ou moins régulièrement par l'UMP et quelques frontistes. Mais de quoi parle-t-il ? Quelle confusion des esprits !
L'indignité nationale était un crime de la France de la Libération, supprimé en 1951, et punissable par une peine de déchéance des droits civiques. Christiane Taubira, pourtant garde des sceaux du même gouvernement, est en retrait: "ce n'est pas un symbole que, moi, j'aurais revendiqué". L'indignité nationale est une bêtise symbolique. Elle vise juste à rassurer le bon peuple que ces effarants djihadistes "ne-sont-pas-vraiment-des-Français-comme-les-autres".
Qui peut penser qu'un djihadiste égaré dans sa haine, et prêt à prendre les armes contre la République, se sente découragé ou affecté si cette même République l'exclue symboliquement du champ politique national ?
Hasard de l'actualité, vendredi, un djihadiste franco-marocain condamné pour terrorisme en 2013 voit sa déchéance de nationalité française confirmé par le Conseil Constitutionnel.
La chaîne Fox News est dérouillée en public et en live par le Petit Journal de Canal+. Le 14 janvier, elle avait prétendue qu'il existait des "no-go-zones" en France, des zones interdites où les lois de la République auraient été remplacées par la charia, et les écoles publiques par des écoles coraniques. La chaîne ultra-conservatrice avait même diffusé une carte, avec quelque 750 quartiers, et témoignages de deux prétendus experts américains en complément. Rapidement, l'émission de CANAL+ s'en moque, et pointe l'imposture. Elle appelle internautes et spectateurs à écrire aux dirigeants de Fox News.
Le 16 janvier, la chaîne américaine s'excuse, via la diffusion à trois reprises d'un court message où elle reconnaît ses erreurs grossières.
Le retour de la politique
C'est aussi le retour de la politique, fracassant et violent, après une décennie "économiste" à l'excès.
En Grèce, le pays vote et l'Europe retient son souffle. Les élections législatives ont lieu ce dimanche. La presse conservatrice unanime s'inquiète. De Londres à Berlin, du Financial Times au Figaro, les articles de Cassandre contre une victoire de Syriza, qui a les sondages favorables, se multiplient. On nous promet tellement de cataclysmes qu'il n'y a qu'une seule conclusion à tirer: une fois de plus, la Finance se dresse contre la démocratie.
Les évènements grecs vont-ils aussi catalyser d'autres rapprochements ailleurs en Europe ? On peut le penser. En France, on évoque une "gauche Syriza". Ecologistes et Front de gauche affichent leur soutien à ce parti de gauche qui a contre lui les instances européennes, le FMI, la BCE, et la quasi-totalité des gouvernements de l'Union. Car Syriza prône la sortie de l'austérité. On espère même qu'il exerce ce fameux droit d'audit de la dette publique, prévu par les textes de l'UE, que les gouvernements successifs depuis 2009 n'ont osé utiliser. Que l'on comprenne comment les banques privées européennes, notamment françaises et allemandes, ont sur-prêté à des autorités grecques; et comment elles ont besoin de cette austérité qui saigne la Grèce à l'os pour ne pas tout perdre aujourd'hui. La dette grecque a bondi de 113 à 175% de son PIB entre 2009 et 2013.
Merci qui ?
Même la Banque Centrale Européenne semble faire (enfin) de la politique. Jeudi 22 janvier, son gouverneur Mario Draghi annonce la création de 1.140 milliards d'euros de liquidités bancaires pour relancer l'inflation. Les banques centrales européennes vont collectivement racheter pour 60 milliards d'euros chaque mois de dettes souveraines. Concrètement, cela devrait même augmenter l'épargne moyenne de chaque Français d'environ 3500 euros... si les banques privées jouent le jeu et assouplissent à due proportion leurs conditions de crédits aux particuliers et aux entreprises.
A Davos, ce Forum de la finance et du patronat international, François Hollande remercie la BCE pour sa lucidité pourtant tardive. Il a promis que les "réformes structurelles" se poursuivraient. On comprend que cette fumeuse politique de l'offre qui terrasse les finances publiques a encore de beaux jours devant elle. Au même moment à Paris, les négociations syndicales sur la révision des seuils sociaux et autres billevesées échouent après 4 mois de discussions.
A Davos, le meilleur discours était celui de John Kerry. Le secrétaire d'Etat américain a égrenné les horreurs des massacres du monde moderne, de Daesh au Pakistan, du Nigeria à la Syrie. 
"L'extrémisme violent n'est pas musulman" a-t-il prévenu.

Oui, la France a changé. Il y a des choses qui n'intéressent plus les foules, n'impriment plus le débat, n'accaparent plus l'attention de personne. Les attentats ont mis une gravité inédite sur le débat politique qui permet à chacun d'évacuer rapidement les distractions et les bêtises. C'est aussi le retour de la politique, c'est-à-dire une forme d'envie de prendre en main le destin contre les Cassandre pseudo-réalistes. 


Samedi, François Hollande est à Ryad, en Arabie Saoudite. Il rend hommage, comme d'autres, à l'émir local décédé dans la semaine. En Arabie Saoudite, on coupe encore des mains pour vol, on interdit aux femmes de voyager sans leur mari. Et on flagelle les blogueurs politiques opposants.

Quand on est en guerre, la real-politik prend un autre sens. 


Mais elle n'en reste pas moins hideuse.
Crédit illustration: DoZone Parody