Il s’agit du programme de recherche Rural Struc sur les revenus des ménages ruraux consistant à comparer l’impact de la libéralisation sur les exploitations agricoles au cours des dernières décennies dans sept pays : Kenya, Madagascar, Maroc, Mali, Mexique, Nicaragua et Sénégal. Akesbi Najib explique qu’il a été engagé, avec deux autres enseignants-chercheurs en économie rurale, pour mener ce travail. Une étude de terrain pour la collecte et le traitement des données, faite par un bureau d’études au Maroc, est leur base de travail. Les financements du programme sont apportés par la coopération française, le FIDA (ONU) et pour le travail de terrain, par la Banque mondiale. Cette dernière assurant en plus la coordination de l’ensemble.
Dès le départ, la BM propose un questionnaire avec des idées préconçues qui dévoile son penchant ultralibéral. Par exemple, les agriculteurs marocains auraient largement développé des relations contractuelles avec des distributeurs ou des usines de transformation, comme cela existe au Mexique depuis l’accord de libre-échange, l’Alena, signé en 1994 avec les Etats-Unis et le Canada. Sur 1 200 questionnaires, seulement 6 cas de ce type sont répertoriés ! Dans l’organisation du capitalisme international, le Maroc est destiné à devenir une sorte de nouveau Mexique pour les pays du Nord, à travers une libéralisation totale des échanges industriels puis agricoles, depuis l’accord de libre-échange signé à Barcelone en 2012 avec l’Europe.
Les résultats de l’enquête se sont révélés non fiables. Les très nombreuses erreurs et incohérences dans les chiffres révèlent un déficit de compétence de l’organisme ayant conduit l’enquête et traité les données. Les chercheurs retravaillent alors pendant plusieurs mois à partir des informations transmises, avec deux étudiants-stagiaires du bureau d’études, pour tenter de redresser la situation. Obstacle quasi insurmontable, la BM et le bureau d’enquête leur interdisent l’accès aux questionnaires d’origine.
Un dialogue de sourd s’établit entre les trois chercheurs et l’équipe de coordination de la BM qui sollicite avec insistance la rédaction urgente du rapport final. Ils produisent alors 9 notes techniques très détaillées pour montrer l’aberration de certains chiffres fournis, et donc l’impossibilité pour eux de finaliser le travail dans des conditions satisfaisantes. Pressés par les bailleurs, ils sont contraints de fournir, malgré eux, un rapport basé sur le travail de redressement, seulement en partie effectué.
Comment une telle institution peut-elle être en dehors de la justice commune ?
Or, dans le même temps, la BM contacte en secret le bureau d’études pour lui faire modifier les données concernant notamment les revenus des paysans marocains enquêtés. Elle demande ensuite aux chercheurs de reprendre leur rapport en validant ces nouveaux chiffres, pourtant falsifiés ! Après le refus de ces derniers, le bureau d’études résilie le contrat avec eux et finalise lui-même le rapport en y intégrant les données contestées. La BM le diffuse largement.
Le trio des chercheurs rédige alors un nouveau rapport expliquant dans le détail les erreurs et les incohérences de l’étude. Ils l’envoient à la commission « scientifique internationale », au CIRAD, à l’AFD, aux instances d’arbitrages de la BM, aux instances politiques, ministres et parlement marocains. Aucun n’a répondu. Ce qui démontre la puissance de la BM, capable d’influencer voire de corrompre aussi bien bailleurs que politiques.
Après plus d’une année sans réactions de toutes ces instances, les chercheurs décident de déposer une plainte devant la justice marocaine pour faux et usage de faux, usurpation de biens et de noms. Le rapport a été réalisé à 98% par le trio de chercheurs qui apparaissent bien comme en étant les auteurs, les « 2% » relevant de la falsification sur des points essentiels.
Ainsi, en agriculture pluviale (sans irrigation) et en période de sécheresse – ce qui était le cas de l’année de l’enquête -, le paysan vend une partie de son cheptel pour s’en sortir. Or ces revenus sont le produit d’une décapitalisation, donc d’un appauvrissement. La BM a comptabilisé ces rentrées financières comme revenus d’exploitation ! De sorte que malgré la sécheresse, les résultats de l’année étaient en hausse ! Autre exemple, à propos des apports des migrants travaillant dans les pays industrialisés. Alors qu’ils font des transferts d’argent, quand ils le peuvent, vers leurs familles restées au pays, la BM a multiplié systématiquement ces chiffres par douze, comme s’il s’agissait de mensualités.
C’est dans le livre d’Éric Toussaint sur la BM |1| que les trois chercheurs ont découvert le fameux art 7, sec 3, de ses statuts. Il expose que celle-ci est justiciable dans les pays où elle dispose d’un « Bureau » (siège local). Ce qui est le cas du Maroc. Me Jamaï, ancien bâtonnier, militant des droits de l’homme, l’avocat des chercheurs, écrit alors au président de la BM pour lui signifier que son « bureau » à Rabat ne respecte pas ses statuts.
Coup de tonnerre ! Pour la première fois, la BM accepte de se présenter devant la justice d’un pays et nomme un avocat. Elle n’a donc pas d’immunité ! Le communiqué de presse des chercheurs plaignants est repris partout, y compris à l’international par Al Jazeera.
Mais l’avocat de la BM argumente que celle-ci ne serait pourtant pas justiciable, selon « l’accord de siège » signé avec le Maroc au moment de son installation. Sauf qu’il s’avère que cet accord ne dit rien sur la question de l’immunité. L’avocat des plaignants fait convoquer le gouvernement qui envoie un courrier sans répondre sur la question de fond posée. Reconnaître avoir accordé à la BM un privilège, que ses statuts ne lui accordent pas, serait embarrassant, et l’inverse validerait la position des plaignants.
Le 23 juillet 2014, dans la torpeur de l’été, en plein ramadan, un premier jugement est prononcé qui, toujours sans répondre sur le fond, affirme qu’il n’existe pas de contrat entre les chercheurs et la BM mais seulement celui passé avec le bureau d’études. Ce dernier ayant résilié ce contrat, pour travail non achevé, l’affaire serait close…
Les chercheurs font alors appel. Cette affaire Rural Struc révèle des questions de fond concernant tous les pays ayant des relations avec la BM. Cette dernière est-elle justiciable, oui ou non ? Comment une telle institution, pratiquant des opérations commerciales, peut-elle être en dehors de la justice commune ? Changer les données d’une étude ne relève-t-il, au-delà de l’acte délictueux, de pratiques typiquement néocoloniales ?
Il est maintenant très important de porter plainte contre la BM dans un pays ou un autre, Belgique, France… et de pousser un juge à dire si oui ou non cette institution est au-dessus des lois. Qu’il y ait une immunité diplomatique, pourquoi pas, mais alors fournissez-nous les textes ! La réponse à cette question aura une portée universelle.
Nicolas Sersiron
Source : Mondialisation.ca