De Natacha Polony, sur
le Figaro.fr
Il est des circonstances où l’on peut avoir honte de penser «c’était écrit». Pas au sens de «mektoub», comme une expression de l’impuissance humaine devant la destinée prévue pour nous par une transcendance. Non, «c’était écrit» au sens où quelques-uns avaient crié que tout cela allait arriver, crié de toutes leurs forces; mais peut-être n’ont-ils pas su être assez forts. Peut-être n’avons-nous pas su être assez forts.
Relire les chroniques écrites sur un blog du site du Figaro, notamment au lendemain des atrocités commises par Mohamed Merah; dans ces pages, aussi, toutes les semaines, quand un tribunal décidait de ne pas soutenir la crèche Baby-Loup ou à l’occasion d’une énième réforme de l’école. Les relire, et pleurer. De colère.
«c’était écrit» au sens où quelques-uns avaient crié que tout cela allait arriver, crié de toutes leurs forces; mais peut-être n’ont-ils pas su être assez forts. Peut-être n’avons-nous pas su être assez forts.
Ainsi donc, des élèves ont contesté la minute de silence en l’honneur des morts de
Charlie Hebdo, et justifient l’injustifiable au nom de la religion et de la nécessiter de laver les injures dans le sang. Ainsi donc, des professeurs avouent avoir évité tout débat parce qu’ils n’auraient pas su le mener. Et l’on voit ressurgir les propositions tant de fois ressassées: chanter
La Marseillaiseà l’école (rappelons que Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Éducation nationale en 1984, prescrivait qu’on en enseignât les paroles), se lever quand le professeur rentre dans la classe (ou comment prendre un préalable évident pour le stade ultime de l’action).
Des professeurs ont dit très justement cette semaine que l’école ne pouvait pas tout. Elle ne saurait compenser seule l’enfermement dans les ghettos urbains et l’entre-soi linguistique et religieux, l’effet décérébrant de la télévision, le délitement des institutions et la destruction des services publics. Mais est-il pour autant admissible que l’école ne puisse rien?
L’École ne saurait compenser seule l’enfermement dans les ghettos urbains et l’entre-soi linguistique et religieux, l’effet décérébrant de la télévision, le délitement des institutions et la destruction des services publics.
Iannis Roder, professeur d’histoire-géographie et rare vigie dans l’océan du renoncement, expliquait il y a quelques jours avoir «dans (son) collège un contingent d’élèves qui se débattent avec 500 mots. Sur eux, tout glisse. Ils sont incapables d’abstraction et ils se construisent un monde simple et manichéen qui n’est pas celui dans lequel ils vivent.» 500 mots de vocabulaire, et l’incapacité à distinguer savoir et opinion, esprit critique et complotisme obtus. Ce qui fait de tant de jeunes gens les proies les plus faciles pour les discours totalitaires du théologico-politique et de son ritualisme rassurant. Mais aussi pour les discours délirants des adeptes de la théorie du complot sioniste. 500 mots de vocabulaire, quand l’école française a réussi à alphabétiser des générations de paysans bretons ou basques qui ne parlaient pas un mot de français à la maison. 500 mots de vocabulaire et un sentiment d’étrangeté totale par rapport à ces rares dates de l’histoire de France qu’on leur fait apprendre par cœur et ces règles de droit administratif qui tiennent lieu d’éducation civique. Leur faire chanter
La Marseillaise n’y changera rien, même si c’est un minimum.
En faisant du professeur un «animateur» devant aider l’élève à exprimer ses opinions, l’institution scolaire a abandonné le terrain à l’obscurantisme et au séparatisme communautaire.
Pendant des années, l’institution scolaire a méticuleusement détruit ce sur quoi elle appuyait son autorité: la fonction du professeur qui est de transmettre des savoirs universels et des valeurs communes qui sont le fruit d’une Histoire. En envoyant dans les classes de jeunes professeurs privés des armes intellectuelles pour défendre la laïcité, pour répondre aux contestations et aux provocations, en faisant du professeur un «animateur» devant aider l’élève à exprimer ses opinions (puisque c’est bien ce que prévoit l’article 10 de la loi d’orientation de 1989, sur laquelle s’est appuyé -est-ce un hasard?- le Conseil d’État pour autoriser les premiers voiles à entrer dans les classes), l’institution scolaire a abandonné le terrain à l’obscurantisme et au séparatisme communautaire.
En refusant tout ce qui pouvait ressembler à une fierté républicaine, en supprimant toute distinction des élèves méritants (pour ne pas «stigmatiser» les autres et parce que, depuis Bourdieu, certains enseignants ont décrété que le mérite n’existe pas), l’école a choisi de ne plus émanciper les futurs citoyens de leurs déterminismes, ce pour quoi elle avait été fondée. Il ne manquait plus à ce terreau que l’engrais d’une déstabilisation du Moyen-Orient par les apprentis sorciers du néoconservatisme et la montée, partout, du fondamentalisme islamiste, et le désastre est là.
Va-t-on répondre à cela par des gadgets? Il faut reconstruire entièrement une formation des enseignants (initiale et continue) fondée désormais sur les méthodes qui marchent, sur l’exigence bienveillante, sur la certitude de leur légitimité, sur la foi (oui!) en l’universalité des valeurs républicaines et en ce principe intangible de la laïcité. Ce sera long. Mais qui ouvre les yeux peut voir loin.